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Commentaire du premier paragraphe de la préface à la seconde édition du Gai savoir de Friedrich NIETZSCHE

Friedrich Nietzsche — Wikipédia
Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)

La préface à la seconde édition du Gai savoir est constituée de quatre paragraphes. Elle remplit pleinement la fonction de préface en offrant au récepteur du texte nietzschéen un avant-goût de la pensée développée tout au long du livre. Il sera question ici d’un commentaire du premier paragraphe de ladite préface.

NIETZSCHE accorde au corps une place de choix dans sa philosophie : il en fait le lieu de la pensée et le siège de la vie. Ainsi doute-t-il, dans la préface à la seconde édition du Gai savoir, de la suffisance même d’une pluralité de préfaces à faciliter l’accès du lecteur au livre en question. Vivre une « expérience » corporelle similaire à celle « vécue » par le philosophe serait, semble-t-il, un passage obligé  pour accéder à son texte. Disons que s’il est clair que l’ « expérience vécue » par NIETZSCHE, ici, est purement physique (corporelle : celle de la maladie suivie de l’espoir de guérison), il s’ensuivra que l’appréhension du Gai savoir passera par le corps : il faut vivre ce qu’à vécu le philosophe, être, tout comme il l’a été, affecté dans son corps pour être au plus près de sa pensée. C’est dire, en d’autres termes, qu’une réflexion émanant du corps ne saurait s’adresser qu’au corps.

 En un mot, l’on remarque, d’entrée de jeu, que l’entreprise de NIETZSCHE consiste à saper les assises de la philosophie platonicienne[1]  et ce en changeant le point de départ de la pensée. Lequel point de départ se voit passer de l’esprit au corps. L’esprit n’est donc plus la source de toute réflexion. Il n’est, en tout et pour tout, qu’un outil régi par « la grande raison » qu’est le corps comme le laisse entendre le propos nietzschéen tiré d’Ainsi parlait Zarathoustra (p. 90):

« Le corps est une grande raison […] Cette petite raison que tu appelles ton esprit, ô mon frère, n’est qu’un instrument de ton corps, et un bien petit instrument, un jouet de ta grande raison. »

Gai Savoir (Folio Essais) (French Edition): Nietzsche, Friedrich Wilhelm:  9782070325405: Amazon.com: Books

Force donc est de constater qu’avec NIETZSCHE une nouvelle ère philosophique est entamée et dont le maître-mot  serait la valorisation du corps longtemps malmené et méprisé. Dit autrement, le corps connaîtra, grâce à NIETZCHE, un regain d’intérêt.

La préface nous apprend d’abord, à travers l’expression imagée : « On le dirait écrit dans la langue de dégel », que le Gai savoir est écrit par un NIETZSCHE convalescent (en voie de guérison) : « le vent de dégel » suggère ici un vent porteur de guérison, de bien-être ou du moins d’espoir de guérison. C’est un vent chaud, réchauffant et cela n’est pas sans rapport avec l’effet positif du soleil sur la santé du philosophe. Idée confortée par le lieu d’écriture de la préface : Ruta, près de Gênes, ville italienne où ledit philosophe semble recouvrer un semblant de bonne santé (on ne peut pas parler dans le cas de NIETZSCHE d’une guérison totale car il demeure le symbole de l’éternel malade). Ainsi, on aura identifié les circonstances

d’écriture du Gai savoir : le passage d’un état de santé marqué par la morbidité (maladie) à un autre état qui est celui d’un NIETZSCHE en train de guérir.

  Puis, le philosophe nous définit l’objet/contenu de son livre : l’orgueil et la grande fierté qui semblent naître de l’espoir de guérison, mais aussi l’inquiétude due, peut-être, à la possibilité d’une rechute sans omettre le paradoxe résidant dans cette lutte inespérée contre la maladie, une lutte qui persévère malgré le désespoir : NIETZSCHE résiste bravement à la maladie et ce sans espoir. Ledit livre est également fait de temps d’avril qui n’est pas sans renvoyer au printemps : saison d’épanouissement des vivants et particulièrement du philosophe qui sort graduellement de l’hiver de la maladie et de la sénilité pour embrasser le printemps de la guérison. Toutefois, ledit hiver de la maladie n’est pas tout à fait loin, il n’est pas totalement derrière le philosophe car « la victoire  sur l’hiver » se situe au futur  « victoire qui arrive, qui doit arriver… » Et sa situation au passé est incertaine « peut-être déjà arrivée… »  

Le Gai savoir se trouve défini par la suite comme étant « les saturnales » qui réfèrent à une fête romaine, organisée en décembre, pendant laquelle les rôles sont inversés : les maîtres se déguisent en esclaves et ces derniers en maîtres. Ce rapprochement entre le livre et ladite fête marque ledit livre du sceau de la joie puisqu’une fête est aussi un moment de joie et de plaisir en confortant ainsi l’idée de gaieté qui apparaît dès le titre Gai savoir. De plus, cet inversement des rôles n’est pas sans suggérer, dans le cas de NIETZSCHE, le passage de l’état de maladie à celui d’un semblant de guérison, l’espoir qui supplante (remplace) le désespoir. L’atmosphère  gaie que promet la préface atteint son paroxysme dans une sorte d’ « ivresse de guérison ».

Mais, c’est surtout au début de la deuxième page de ladite préface que le philosophe nous livre sans détour l’objet de son livre. Ce dernier est le lieu d’une transition, il marque un tournant crucial  dans la vie de NIETZSCHE et ce du moment qu’il passe d’un état de manque et de faiblesse qui a longtemps duré à un autre état qui, lui, est caractérisé par la joie, la félicité de retrouver la force ainsi que l’espoir : pouvoir croire de nouveau en l’avenir.

NIETZSCHHE ressent d’avance que quelque chose de nouveau est en train de se préparer, que le futur est prometteur de choses nouvelles comme le soulignent à juste titre ces mots : « brusque sentiment et pressentiment d’avenir, de proches aventures, d’un grand large de nouveau offert, de buts de nouveau permis, auxquels on croit de nouveau. » Il s’agit ici d’un nouveau départ voire d’un grand départ. C’est dire aussi que le philosophe entreprend un grand voyage (prendre le large : voyage maritime) exigeant beaucoup de courage car cette traversée, elle, est synonyme d’aventure et celle-ci n’est pas sans risque. Envisager un voyage maritime à partir de Gênes (ville natale de Christophe COLOMB), nous autorise à dire que le philosophe en question emboîte le pas au grand navigateur génois. Mais si Christophe COLOMB a découvert le nouveau monde lors de son grand voyage, on est en droit de se demander quel est l’objet de découverte de son suiveur NIETZSCHE. (On répondra à cette interrogation dans le commentaire des pages suivantes.)   

Ensuite, l’interrogation des temps verbaux (présent et imparfait)  employés dans cette deuxième page du premier paragraphe de la préface révèle la rupture qu’opère le philosophe avec un passé désertique (connotant l’absence de toute possibilité de vie) avec l’incroyance (manque de foi en la vie, une vie qui fait du corps son point névralgique) avec l’épuisement et la fatigue (causés, semble-t-il par la morbidité) avec cette « glaciation » (qui pourrait renvoyer à tout ce qui fige et gèle la vie) qui livre le jeune corps du philosophe à la sénilité, à une vieillesse prématurée.

Enfin, NIETZSCHE fustige, sans ménagement, le romantisme[2] dans les arts représenté par Richard  WAGNER et le romantisme dans les connaissances représenté par Arthur SCHOPENHAUER. Les deux figures du romantisme étaient deux éducateurs de NIETZSCHE avant qu’il ne choisît de s’en éloigner en optant pour la solitude. Laquelle est évoquée dans le texte par ces mots : « cet isolement radical ». Ainsi, NIETZSCHE ne renonce pas uniquement à son amitié avec WAGNER, mais il divorce avec toute une tendance philosophique et artistique qu’est le romantisme. Lequel est pour lui un symptôme d’une culture malade en cela qu’elle est réduite à la rudesse « âpre », qu’elle prône des valeurs favorisant l’affaiblissement, et la détresse. En parallèle du romantisme, NIETZSCHE érige son Gai savoir  dans lequel il fait office à la fois de philosophe et de poète tournant en dérision les autres poètes : « chants dans lesquels un poète tourne tous les poètes en ridicule de manière difficilement pardonnable. »


[1] La philosophie platonicienne établit une séparation entre le corps et l’esprit. Elle méprise le premier et valorise le second et ce pour la simple et bonne raison que le corps n’est pas fiable du moment que les sens peuvent induire l’Homme en erreur et que la perception du monde par les sens (les cinq sens) est déroutante : les sens n’accèdent qu’à l’apparence des choses et non pas à leur essence, tâche qui incombe plutôt à l’esprit. Lequel peut aller au-delà du visible et sonder l’invisible. Selon cet ordre d’idée, l’esprit se veut supérieur au corps.

[2] Voir le paragraphe 370 du cinquième livre du Gai savoir plus de détails sur ce qu’entend NIETZSCHE par le romantisme.

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