Texte à résumer , format CNC, CCINP, E3A (6) (Thème: le travail)
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Texte:
« Dans la langue française, le premier sens attesté du mot travail désigne ce qu’endure la femme dans l’enfantement. Il désigne cet acte où se mêlent par excellence la douleur et la création, acte où se rejoue à chaque fois, comme dans tout travail, le mystère de la condition humaine. Car tout travail est le lieu d’un semblable arrachement des forces et des œuvres que l’homme porte en lui[1]même. Et c’est dans cette mise au monde des enfants et des œuvres que l’homme accomplit sa destinée. Aux « sans-travail » dont le nombre ne cesse de croître aujourd’hui, est refusée cette part d’humanité, le droit à l’épreuve, le droit de faire ses preuves et de se voir reconnaître ainsi une place légitime au milieu de ses semblables. Plus que sa polysémie, c’est cette extrême ambivalence du « travail » qui doit retenir d’abord l’attention. Le travail évoque à la fois la contrainte, la peine d’une activité qui n’est pas à elle-même sa propre fin, et la liberté, l’acte créateur, qu’en accomplissant, l’homme s’accomplit lui-même. Tantôt asservissement des personnes aux choses, tantôt asservissement des choses aux personnes, le travail fait le démiurge comme il fait l’esclave.
Dans la pensée grecque le rapport de travail était conçu comme un lien personnel de dépendance, un rapport de service, liant directement le travailleur et l’usager. Il en résultait que le travail n’était jamais envisagé que sous son aspect concret, c’est-à-dire rapporté à l’objet fabriqué ou au service rendu. Voilà pourquoi ces tâches concrètes de production étaient jugées incompatibles avec l’idéal de liberté : l’homme libre est celui qui agit pour son propre compte, et non pas pour satisfaire les besoins d’autrui. Cette manière de penser se retrouve dans l’histoire du mot « travail » dans la langue française. Apparu donc pour désigner les peines de l’accouchement, le terme n’embrasse, jusqu’au XVIII e siècle, que la tâche des « gens de bras » — serfs et journaliers —, c’est-à-dire les activités les plus humbles, qui ne s’inscrivent dans aucun produit durable et sont soumises à la loi d’un perpétuel recommencement. Ces deux sens sont conformes à la conception chrétienne du travail, punition du péché originel, qui frappe également, bien que différemment, l’homme et la femme. Les « gens de métier », au contraire, ne travaillent pas : ils « œuvrent », car leur activité s’inscrit dans l’exercice d’un « art mécanique » déterminé, qui requiert non seulement un effort physique, mais aussi l’exercice de l’intelligence, et les situe sur le même plan créateur que les beaux-arts et les arts libéraux.
Il faut attendre le XIX e siècle pour voir le « travail » acquérir son sens actuel, en même temps que de fortes connotations de créativité. C’est seulement dans une logique marchande que s’estompe la diversité des travaux humains : dans la mesure où la relation de travail cesse d’y apparaître comme une relation personnelle entre un usager et un travailleur, la variété de ces travaux peut se fondre dans une même catégorie abstraite, de même que les produits du travail, tous divers par leur usage, y deviennent des marchandises toutes comparables du point de vue de leur valeur. C’est par réaction contre cette conception marchande du travail que le mouvement ouvrier sera conduit à magnifier sa valeur humaine, et à voir dans le travailleur le démiurge d’un monde nouveau. La notion moderne de travail n’apparaît donc qu’à partir du moment où le travail est traité comme une marchandise par la pensée économique, et à ce titre on peut légitimement parler d’une « invention » du travail, qui sera suivie d’ailleurs d’une « invention » du chômage. La pierre angulaire de cette invention, comme de toutes celles du capitalisme, c’est la rationalisation sur la base du calcul, qui exige de réduire toujours à des nombres la diversité des choses (et des gens). Il arrive au travail la même chose, et en même temps, qu’aux unités de mesure : jusqu’au XVIIIème siècle, l’idée de mesure n’a de sens que rapportée à des objets concrets ; on compte ainsi les draps en aunes, les routes en lieues, et l’horlogerie en lignes. L’idée abstraite d’un « mètre », mesure universelle de toute chose, est l’idée topique de ce mouvement de pensée d’où surgissent aussi les notions abstraites de travail ou de capital. Ainsi se dessine la figure du travailleur, comme en d’autres domaines celle de l’électeur ou du conscrit. Le travailleur est celui qui loue ses services à autrui, le travail est l’objet de ce négoce, et le marché du travail le lieu de cette négociation. »
(Alain SUPIOT)