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Texte à résumer, format Centrale-Supélec (01)(Thème : faire croire)

« Le défaut de science, c’est-à-dire l’ignorance des causes, porte un homme, ou plutôt le contraint à se fier  au conseil et à l’autorité d’autrui. Car tous les hommes qui se soucient de la vérité, s’ils ne se fient pas à eux-mêmes, doivent se fier à l’opinion que quelque autre qu’ils pensent plus sage qu’eux-mêmes, et qu’ils ne croient pas susceptible de les tromper.

L’ignorance de la signification des mots est un défaut de compréhension  et elle porte les hommes à accepter de confiance, non seulement la vérité qu’ils ne connaissent pas, mais aussi les erreurs, et qui plus est, les absurdités  de ceux à qui ils se fient, car ni une erreur, ni une absurdité ne peut être découverte sans une parfaite compréhension des mots.

De cette ignorance vient que les hommes donnent différentes dénominations à une seule et même chose, en fonction de la différence de leurs propres passions : par exemple, ceux qui approuvent une opinion particulière la nomment opinion, mais ceux qui ne l’apprécient pas la nomment hérésie, et pourtant, hérésie ne signifie rien de plus qu’opinion particulière. Le mot a seulement une plus grande teinture de colère .

De là vient aussi que les hommes ne sont pas capables de distinguer, sans étude et sans une grande faculté de comprendre, entre une seule action de nombreux hommes et de nombreuses actions d’une multitude; comme, par exemple, entre la seule action de tous les sénateurs de Rome tuant Catalina, et les nombreuses actions des sénateurs tuant César; et c’est pourquoi ils sont disposés à prendre pour l’action du peuple ce qui est une multitude d’actions faites par une multitude d’hommes, peut-être entraînés par la persuasion d’un seul.

L’ignorance des causes et de la constitution originelle du droit, de l’équité, de la loi et de la justice dispose l’homme à faire de la coutume et de l’exemple la règle de ses actions, de telle sorte qu’il pense que l’injuste est ce qui a été la coutume de punir, et le juste ce dont il peut produire un exemple d’impunité et d’approbation, ou (comme les juristes qui usent de ce faux critère de justice le désignent par une expression barbare) un précédent; comme les petits enfants qui n’ont pas d’autre règle des bonnes et des mauvaises manières que les corrections qu’ils reçoivent de leurs parents et de leur maître; sauf que les enfants sont fidèles à leurs règles, alors que les hommes ne le sont pas parce que, étant devenus forts et têtus, ils en appellent à la coutume contre la raison, et à la raison contre la coutume, comme cela sert leurs intentions, fuyant la coutume quand leur intérêt l’exige, et s’opposant à la raison aussi souvent que la raison s’oppose à eux. Ce qui fait que la doctrine du juste et de l’injuste  est perpétuellement un objet de débat, tant par la plume que par l’épée, alors que la doctrine [qui traite] des lignes et des figures ne l’est pas, parce que les hommes ne se soucient pas, dans ce domaine, de la vérité comme de quelque chose qui [puisse] contrecarre[r] leurs ambitions, leur profit ou leurs désirs. Mais je ne doute pas que, s’il avait été contraire au droit de domination de quelqu’un, ou aux intérêts des hommes qui exercent cette domination que les trois angles d’un triangle fussent égaux aux deux angles d’un carré, cette doctrine aurait été, sinon débattue, du moins réprimée par un autodafé de tous les livres de géométrie, dans la limite du pouvoir de celui qui était concerné.

L’ignorance des causes éloignées dispose les hommes à attribuer tous les événements aux causes immédiates et instrumentales, car ce sont les seules causes qu’ils perçoivent. Et de là, il arrive en tout lieu que les hommes qui sont accablés par ce qu’ils doivent verser aux autorités légales  déchargent leur colère sur les publicains, c’est-à-dire les fermiers [généraux], les percepteurs, et les autres fonctionnaires des recettes publiques, et se collent à ceux qui trouvent à redire contre le gouvernement public; et quand, de ce fait, ils se sont engagés au-delà de ce qu’ils [peuvent] espére[r] justifier , ils attaquent l’autorité suprême, par crainte de la punition ou par honte du pardon qu’il faut [alors] recevoir.

L’ignorance des causes naturelles dispose à la crédulité, comme quand on croit, [ce qui arrive] souvent, à des choses impossibles, parce qu’on n’est pas capable de déceler leur impossibilité, ne connaissant rien qui s’oppose à ce qu’elles soient vraies. Et la crédulité dispose les hommes au mensonge, parce qu’ils aiment être écoutés en compagnie; si bien que l’ignorance, par elle-même, sans malice  peut faire qu’un peut homme croie des mensonges et les répète, et, quelquefois aussi, en invente.

L’angoisse de l’avenir dispose les hommes à s’enquérir des causes des choses, car la connaissance de ces causes les rend plus capables d’organiser le présent à leur meilleur avantage. La curiosité, ou amour de la connaissance des causes, conduit l’homme, à partir de la considération de l’effet, à la recherche de la cause, et, à nouveau, de la cause de cette cause, jusqu’à ce que, par nécessité, il soit amené finalement à la pensée qu’il existe quelque cause sans cause antérieure, c’est-à-dire une cause éternelle, qui est appelée Dieu par les hommes. De sorte qu’il est impossible de faire une enquête approfondie des causes naturelles sans être par là incliné à croire qu’exis­te un Dieu éternel, quoique les hommes ne puissent avoir en leur esprit aucune idée de lui qui corresponde à sa nature. Car, tout comme un homme aveugle de nais­sance, qui entend les hommes parler de se réchauffer auprès du feu, et qui est amené à s’y réchauffer lui-même, peut facilement concevoir et être certain qu’il y a quelque chose que les hommes appellent feu et qui est la cause de la chaleur qu’il sent, mais ne peut imaginer à quoi ça ressemble, ni avoir dans son esprit une idée pareille à celle de ceux qui le voient, un homme, par les choses visibles de ce monde, et leur ordre admirable, peut concevoir que tout cela a une cause, que les hommes appellent Dieu, et cependant il n’a pas une idée ou une image  de lui dans son esprit.

Et ceux qui font peu de recherches, ou n’en font pas du tout, sur les causes naturelles des choses, sont cependant enclins, par la crainte qui vient de l’ignorance même de ce qui a le pouvoir de leur faire beaucoup de bien ou de mal, à supposer et à feindre en eux-mêmes différentes sortes de pouvoirs invisibles, à redouter  leurs propres imaginations, à les invoquer en temps de détresse, et à leur rendre grâces quand ce qu’on espérait a été obtenu avec succès, faisant [ainsi] leurs dieux des créatures de leur propre imagination. De cette façon, les hommes, à partir d’une variété innombrable de dieux, ont créé dans le monde d’innombrables sortes de dieux. Et cette crainte des choses invisibles est le germe naturel de ce que chacun appelle religion pour lui-même, et superstition chez ceux qui rendent un culte différent du leur et éprouvent une crainte différente de la leur à l’égard de cette puissance. »

(Thomas Hobbes, Léviathan, 1651)

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