Synthèse de lecture comparative des œuvres au programme autour de l’axe 1 : la liberté comme condition d’individuation, thème « individu et communauté »

Le processus d’individuation ne saurait être envisagé en dehors de la liberté. Celle-ci est un paramètre à tenir obligatoirement en compte dans ledit processus. En fait, l’être humain, en particulier, n’accède à l’individualité qu’à partir du moment où il s’arrache à tous les carcans, intérieurs et/ou extérieurs qui rendent difficile voire impossible son épanouissement et le surgissement de sa singularité. Dans les œuvres au programme, certains personnages des pièces d’Eschyle et du roman d’Edith Wharton ont fait le choix de la liberté en prenant leur destin en main, le Traité théologico-politique n’est, à ce propos, pas en reste. Cela posé, nous verrons dans ce qui suit dans quelle mesure la liberté se veut la condition sine qua non de toute individualité et ce à partir de trois moments. Il s’agira, dans le premier, de montrer que la liberté favorise la réalisation de l’individualité, dans le deuxième, d’en signaler l’aspect nocif surtout quand elle vire à la licence, et dans le troisième, de prouver qu’un usage raisonnable de la liberté permet même de fonder le collectif et que ce dernier se veut aussi garant de la liberté de l’individu. La liberté comme condition d’individuation La liberté est moyen de construction de l’individualité. Toute individuation ne saurait se déclencher sans liberté. Il s’agit ici d’une idée partagée, à quelques différences près, par les trois textes au programme. Traité théologico-politique de Baruch Spinoza. Spinoza fait de la liberté de penser et d’expression la pierre angulaire de son Traité théologico-politique comme nous le relevons dès le sous-titre même. Notons ainsi, d’emblée, que la liberté chez Spinoza est, avant tout, liberté de philosopher et d’exprimer sa pensée. Cette liberté que Baruch Spinoza appelle de ses vœux figure en bonne place : le philosophe l’évoque dans le sous-titre du livre dans ces termes : « Le liberté de philosopher non seulement peut être accordée sans dommage pour la piété et pour la paix de la République, mais qu’on ne peut la supprimer sans supprimer en même temps la paix de la République et la piété. » Le propos spinoziste ci-dessus, qui tient lieu de thèse de tout le Traité théologico-politique, souligne la place centre qu’occupe la liberté de pensée et d’expression dans la réflexion de Spinoza et insiste sur la compatibilité de ladite liberté avec la piété et la paix civile voire il pose la liberté comme condition de maintien de ces dernières. Dans ce même esprit, Spinoza réussit à concilier les contraires en alliant droit naturel qui renvoie aux règles et aux nécessités naturelles régissant la vie de chaque individu d’une part et liberté de l’autre : « Tout ce donc qu’un individu considéré comme soumis au seul empire de la nature juge lui être utile, que ce soit sous la conduite de la droite raison ou par la violence de ses passions, il lui est loisible de l’appéter en vertu d’un droit de nature souverain et de s’en saisir par quelle voie que ce soit, par la force, par la ruse, par les prières, enfin par le moyen qui lui paraîtra le plus facile ; conséquemment aussi de tenir pour ennemi celui qui veut l’empêcher de se satisfaire. » (P. 68) Contenu de ce propos, l’on constate, d’abord, que le pronom indéfini totalisant « tout » traduit cette liberté dont jouissent les individus par rapport aux objets de leur désir à condition que ces derniers soient utiles. C’est dire que l’individu dispose d’une liberté totale de convoiter ce qui lui est utile comme l’affirme le tour impersonnel « il lui est loisible de l’appéter », ensuite que la liberté en question est garantie par le droit naturel, auquel tout individu est nécessairement soumis, comme l’indique l’expression « en vertu d’un droit de nature souverain » signifiant que c’est en raison du droit naturel que l’homme a la possibilité de désirer tout ce qu’il trouve utile et ce justement grâce au caractère souverain dudit droit naturel, selon lequel nul ne peut enlever à l’individu cette liberté de désirer et que l’individu n’est dépend d’aucune cause exogène en matière de désir, enfin que l’individu est libre de choisir le moyen le plus aisé pour réaliser ses désirs comme le montre l’énumération suivante desdits moyens qui vont des prières à la force en passant par la ruse : « et de s’en saisir par quelle voie que ce soit, par la force, par la ruse, par les prières, enfin par le moyen qui lui paraîtra le plus facile. » Néanmoins, cette liberté de tout désirer asservit l’individu au plaisir d’où son dépassement par une autre forme de liberté reposant sur la raison et non l’appétit comme le souligne à juste titre Spinoza dans ces termes : « Être captif de son plaisir et incapable de rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile, c’est le pire esclavage, et la liberté n’est qu’à celui qui de sont entier consentement vit sous la seule conduite de la raison. » (P. 78) De surcroît, Spinoza prône la liberté de disposer de son propre être, c’est-à-dire de se soustraire à toutes les formes d’aliénation et de dépossession. C’est justement dans ce sens qu’il soutient que l’individu ne peut renoncer entièrement à son droit naturel et qu’il doit en préserver la grande partie : « Il faut donc accorder que l’individu se réserve une grande part de son droit, laquelle ainsi n’est plus suspendue au décret d’un autre, mais au sien propre. » Cette liberté qu’assure le droit naturel à chaque individu et qui risque de s’annuler si ce dernier transfère la totalité dudit droit naturel à un souverain est naturelle à son tour et innée chez les hommes et précède tout droit y compris celui divin comme le justifie Spinoza en avançant que si les hommes naissent en étant soumis au droit divin, le pacte que Dieu aura conclu avec eux sera sans importance et sans sens à partir du moment où lesdits hommes auront été contraints préalablement à l’obéissance et au respect du droit en question, il s’ensuit nécessairement que ledit pacte n’aura de sens que si les hommes disposent d’une liberté naturelle à laquelle ils renonceront en concluant un pacte avec Dieu et s’engageront ainsi à y obéir et donc à se soumettre au droit divin: « Ce n’est pas seulement d’ailleurs à raison de l’ignorance que nous concevons l’état de nature comme antérieur au droit divin révélé et étranger à ce droit ; c’est aussi à raison de la liberté dans laquelle naissent tous les êtres. Si les hommes étaient tenus de nature par le droit divin, ou si le droit divin était droit par nature, il eût été superflu que Dieu conclût un traité avec les hommes et les obligeât par un pacte et un serment. Il faut donc accorder absolument que le droit divin part du temps où les hommes ont promis par un pacte exprès d’obéir à Dieu en toute chose ; par ce pacte ils ont renoncé à leur liberté naturelle et transféré leur droit à Dieu. » (pp. 87-88) Toutefois, Spinoza n’appelle l’homme à se soumettre au droit divin et à vivre sous la conduite de la raison que parce que cela lui est utile, sinon l’homme demeure libre mais responsable du fait de cette liberté. Il peut disposer de sa vie comme bon lui semble à condition d’assumer les conséquences éventuellement désagréables de sa liberté : « Chacun dans l’état de nature est tenu par le droit révélé de la même manière qu’il est tenu de vivre suivant l’injonction de la droite raison ; et cela parce que cela lui est plus utile et, pour son salut, nécessaire ; que s’il ne le veut pas, il est libre à ses risques et périls. » (P. 88) Disons, que Spinoza place la liberté de l’individu au-dessus de tout, cela n’est pas sans souligner que l’individuation est possible dans cette pensée, qui, en garantissant la liberté de l’individu, lui permet d’être le seul maître de sa vie. Le Temps de l’innocence d’Edith Wharton Dans le roman d’Edith Wharton, les usages et les traditions occupe une place centrale dans la communauté new-yorkaise ce qui amène les différents personnages à avoir certains un mouvement centripète et d’autres un mouvement centrifuge par rapport auxdites traditions. Pratiquement, c’est surtout le personnage féminin d’Ellen Olenska qui adopte ce dernier mouvement l’éloignant du « bon ton » et incarne par la même le type d’individu libre qui affirme sa singularité au grand dam des usages de la communauté new-yorkaise. En effet, ledit personnage suscite, dès sa première apparition à l’Opéra, des réactions d’indignation de la part des membres de la communauté en question. Sa différence ne laisse pas indifférents les autres personnages qui en jugent la tenue osée incompatible avec le code vestimentaire de la ville. Le narrateur décrit la tenue en question dans ces termes : « Le style de sa coiffure, lui donnant ce qu’on appelait alors une « allure Joséphine » était souligné par la coupe un peu théâtrale de sa robe de velours bleu corbeau, serrée sous la poitrine par une ceinture que retenait une grande agrafe ancienne. » (pp. 26-27) En s’habillant et se coiffant différemment, Ellen Olenska se comporte comme une femme libre, complètement affranchie des usages de la communauté new-yorkaise en la matière. C’est justement en se libérant de l’emprise de cette dernière qu’elle affirme sa singularité par rapport aux autres femmes trop conformistes car, selon le narrateur, elles sont « les produits de ce système. » (P.27) L’adjectif « théâtrale » décrivant de la robe d’Ellen permet pour signaler que sa tenue est suffisamment remarquable pour attirer l’attention d’autant plus qu’elle sort de l’ordinaire par son aspect osée auquel les New-yorkais n’était pas habitués comme le laisse entendre ce passage descriptif : « Se penchant en avant, elle révélait un peu plus de poitrine et d’épaule que New York n’était accoutumé d’en voir, au moins chez les personnes qui avaient des raisons pour vouloir passer inaperçues. » (P. 32) Lafaçon dont Ellen Olenska s’est présentée à l’Opéra n’a pas échappé au regard indiscret de Lawrence Lefferts, qui, en sa qualité de juge du « bon ton » n’a pas manqué d’exprimer sa surprise à la vue de cette femme coiffée et habillée d’une manière excentrique : « - Bon Dieu ! s’exclama tout à coup Lawrence Lefferts, détournant sa lorgnette de la scène. » (P. 26). La réaction de Lefferts traduit l’uniformité qui règne au sein de la communauté new-yorkaise et que la moindre différence, la moindre singularité dérange cet ordre des choses. Ce regard porté sur Ellen Olenska en dit long sur la tutelle pesante à laquelle la communauté soumet tous ses membres. Toutefois, ce personnage y semble insensible, indifférent et n’y accorde aucune attention comme en témoigne son attitude impassible : « La jeune femme, qui semblait inconsciente de l’attention qu’attirait sa toilette originale, s’arrêta un moment, refusant du geste la place que Mrs. Welland voulait lui céder à droite de sa loge. » (P. 27) D’autre part, l’insouciance de ce personnage est expression de sa liberté du joug communautaire. C’est dire que ledit personnage est décomplexée par rapport aux jugements et aux critiques dont il fait l’objet. En fait, cette inconscience par rapport au regard scrutateur des gardiens des traditions, Lawrence Lefferts et Sillerton Jackson, signifie, à certains égards, qu’Ellen Olenska n’a pas intégré le regard de l’autre et qu’elle ne le prend pas, le moins du monde en considération. En outre, son attention est tellement concentrée sur la représentation qu’elle ignore complètement qu’elle fait l’objet des regards curieux de la gent masculine : « Quant à la cause de cette émotion, elle restait gracieusement assise dans son coin de loge, les yeux fixés sur la scène. » (P. 32) Si Ellen est inconsciente de ce qu’elle soulève comme attitude autour d’elle, c’est justement qu’elle n’a pas intériorisé le regard de ces représentants/gardiens des principes de la communauté, que ledit regard n’habite pas sa conscience. Néanmoins, les garants du respect du « bon ton » jugent le comportement d’Ellen Olenska comme offensant, attentant à l’usage comme en témoigne le verdict rendu par Mr. Sillerton Jackson accusant les Mingott de s’être allé trop loin en accompagnant une femme vêtue de la sorte à l’Opéra : « Je n’aurais jamais cru que les Mingott oseraient cela. » (P. 28)Newland Archer, quant à lui, s’est, tout comme les autres hommes, indigné du spectacle qu’Ellen Olenska offre par sa tenue audacieuse d’autant plus que celle-là se trouve dans la même loge que sa fiancée: « Il lui était désagréable que la loge où sa fiancée se trouvait assise entre sa mère et sa tante devînt le point de mire de toute la curiosité masculine de New-York. Il ne put d’abord identifier la dame en robe Empire, ni comprendre pourquoi sa présence suscitait un tel émoi parmi les initiés. Puis, subitement, il comprit ; et il eut un sursaut d’indignation. Non, vraiment, personne n’aurait pu supposer que les Mingott oseraient cela. » Les Suppliantes d’Eschyle S’agissant des Suppliantes d’Eschyle, nous notons, d’entrée de jeu, que les femmes réunies après de la cité argienne, n’ont pas été contraintes à l’exil à cause d’un crime comme le souligne le chœur : « Nous nous sommes exilées, non pas qu’un vote de la cité nous ait condamnées à être bannies pour avoir tué, mais parce que, dans notre répugnance instinctive pour l’homme, nous repoussons avec horreur l’hymen des enfants d’Égyptos et leur dessein impie. » (P. 93) Mais, elles ont choisi librement de s’exiler afin de disposer de leur vie librement. Ainsi, c’est en exprimant leur liberté en optant pour l’exil qu’elles vont pouvoir, façonner leur destin, décider de leur devenir et donc réaliser leur individualité selon leur volonté. Pour tout dire, la liberté se veut un préalable (condition) à la réalisation de soi et le processus d’individuation requiert l’affranchissement de l’individu d’une contrainte intérieure ou extérieure ou les deux à la fois. Il s’agit pour les Danaïdes de se soustraire au mariage forcé que veulent leur imposer les fils d’Égyptos, ce qui les pousse à opter pour l’exil afin de disposer totalement de leur être. Ellen Olenska, quant à elle, ne semble pas se soucier, du moins au début du roman, des codes régissant la tenue et les comportements des membres de la communauté new-yorkaise, ce qui lui permet de s’habiller, se coiffer différemment et donc d’afficher sa singularité sans complexe aucun. Pour ce qui de l’œuvre de Spinoza, elle constitue un hymne à la liberté en ce sens qu’elle prime sur toute forme de droit qu’il soit divin ou humain. L’homme, en tant qu’individu, naît, selon Spinoza, libre et le demeure à condition d’assumer les conséquences de sa liberté.

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Radouane EL AMRAOUI

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