« L’autre facteur, qui astreint les gouvernements à un conservatisme de plus en plus réactionnaire, est la méfiance inhérente qu’il porte à l’individu, la crainte de l’individualité. Notre système politique et social ne tolère pas l’individu avec son besoin constant d’innovation. C’est donc en état de « légitime défense » que le gouvernement opprime, persécute, punit et parfois tue l’individu, aidé en cela par toutes les institutions dont le but est de préserver l’ordre existant. Il a recours à toutes les formes de violence et il est soutenu par le sentiment « d’indignation morale » de la majorité contre l’hérétique, le dissident social, le rebelle politique : cette majorité à qui on a inculqué depuis des siècles le culte de l’État, qu’on a élevée dans la discipline, l’obéissance et la soumission au respect de l’autorité, dont l’écho se fait entendre à la maison, à l’école, à l’église et dans la presse.
Le meilleur rempart de l’autorité, c’est l’uniformité : la plus petite divergence d’opinion devient alors le pire des crimes. La mécanisation à grande échelle de la société actuelle entraîne un surcroît d’uniformisation. On la trouve partout présente dans les habitudes, les goûts, le choix des vêtements les pensées, les idées. Mais c’est dans ce qu’on est convenu d’appeler « l’opinion publique » qu’on en trouve le concentré le plus affligeant. Bien peu ont le courage de s’y opposer. Celui qui refuse de s’y soumettre est aussitôt « bizarre, différent, suspect », fauteur de troubles au sein de l’univers stagnant et confortable de la vie moderne.
Plus encore sans doute que l’autorité constituée, c’est l’uniformité sociale qui accable l’individu. Le fait même qu’il soit « unique, différent » le sépare et le rend étranger à son pays et même à son foyer, — plus parfois que l’expatrié dont les vues coïncident généralement avec celles des « indigènes ». Pour un être humain sensible, il n’est pas suffisant de se trouver dans son pays d’origine, pour se sentir chez lui, en dépit de ce que cela suppose de traditions, d’impressions et de souvenirs d’enfance, toutes choses qui nous sont chères. Il est beaucoup plus essentiel de trouver une certaine atmosphère d’appartenance, d’avoir conscience de « faire corps » avec les gens et l’environnement, pour se sentir chez soi, qu’il s’agisse de relations familiales, de relations de voisinage ou bien de celles qu’on entretient dans la région plus vaste qu’on appelle communément son pays. L’individu capable de s’intéresser au monde entier, ne se sent jamais aussi isolé, aussi incapable de partager les sentiments de son entourage que lorsqu’il se trouve dans son pays d’origine.
Le « génie de l’homme » qui n’est autre qu’une façon différente de qualifier la personnalité et son individualité, se fraie un chemin à travers le labyrinthe des doctrines, à travers les murs épais de la tradition et des coutumes, défiant les tabous, bravant l’autorité. affrontant l’outrage et l’échafaud — pour être parfois comme prophète et martyr par les générations suivantes. Sans ce « génie de l’homme », sans son individualité inhérente et inaltérable, nous en serions encore à parcourir les forêts primitives.
Pierre Kropotkine a montré les résultats fantastiques qu’on peut attendre lorsque cette force qu’est l’individualité humaine œuvre en coopération avec d’autres. Le grand savant et penseur anarchiste a pallié ainsi, biologiquement et sociologiquement, l’insuffisance de la théorie darwinienne sur le combat pour l’existence. Dans son ouvrage remarquable l’Entraide, Kropotkine montre que dans le règne animal aussi bien que dans la société humaine, la coopération — par opposition aux luttes intestines — œuvre dans le sens de la survivance et de l’évolution des espèces. Il démontre que, au contraire de l’État dévastateur et omnipotent, seules l’entraide et la coopération volontaire constituent les principes de base d’une vie libre fondée sur l’individu et l’association. »
D’après Emma Goldman