« La relation avec les autres hommes obéit aux mêmes lois générales que la relation avec toutes les autres choses de la nature. Or une chose quelconque n’est bonne ou mauvaise que dans la mesure où elle augmente ou diminue notre puissance d’être, d’agir et de penser. Si une chose s’accorde avec notre nature, elle ne peut qu’augmenter notre puissance en nous aidant à réaliser notre désir et elle est toujours bonne. Inversement, si elle ne s’accorde pas avec notre nature, elle est mauvaise.
Dans la mesure où les hommes sont soumis aux passions, ils ne peuvent s’accorder en nature parce qu’ils sont alors impuissants à réaliser leur désir, ne sont pas libres et joyeux et ne sont pas dirigés par la compréhension et la vertu. Au contraire, plus ils sont animés par des passions, plus ils sont inconstants et vicieux les uns envers les autres et plus ils s’opposent avec colère dans des conflits sans fin. Les passions et les vices ne peuvent que développer la haine et la crainte entre les hommes, en particulier quand plusieurs aiment ce qu’un seul peut posséder : une personne, un territoire, un travail, une réputation, un bien matériel, etc. Le désir de posséder quoi que ce soit est aussi une passion extrêmement nocive dans la mesure où il engendre des souffrances et des conflits avec les autres et surtout avec nous-mêmes dans la mesure où il nous empêche de réaliser notre véritable désir, qui est d’être simplement de vivre dans la joie, sans crainte de perdre quoi que ce soit, libre de tout attachement.
Au contraire, plus les hommes vivent dans la raison, plus ils sont libres, vertueux et joyeux, et plus ils s’accordent en nature et peuvent augmenter chacun leur puissance par celle des autres dans le cadre de l’amitié. Rien n’est d’ailleurs plus utile à un homme qu’un autre homme qui vit sous la conduite de la raison, car celui-ci s’efforce d’agir avec autant de force pour son propre bonheur par la fermeté que pour le bonheur des autres par la générosité.
D’autre part, quand deux hommes dirigés par la raison sont amis, ils augmentent chacun leur puissance par celle de l’autre et ils en augmentent d’autant leur joie, leur vertu et leur liberté.
Les communautés humaines étant davantage composées d’hommes soumis aux passions que dirigés par la vertu, il s’ensuit que la vie en société engendre de nombreux inconvénients dus à la rivalité, l’envie, la jalousie des uns envers les autres. Cependant, les hommes préfèrent quand même la société à la vie solitaire parce qu’elle apporte plus d’avantages que d’inconvénients pour réaliser leurs désirs et combler leurs besoins.
En réalité, tous cherchent à avoir des amis, mais n’étant pas conduits par la raison, ils négligent généralement la première condition de l’amitié qui est d’être vertueux inconditionnellement auprès de ses proches, ils cherchent ainsi passionnellement à avoir des amis comme ils cherchent à posséder des richesses et non à raisonnablement être un ami dans la vraie générosité et sans désir de profit ou de possession. Tout ceci explique pourquoi la véritable amitié est si rare entre les êtres humains : elle ne peut unir en effet que les êtres suffisamment vertueux.
Bien que l’amitié soit rare, une société de personnes vertueuses dans laquelle chacun s’efforcerait spontanément d’aider les autres à être heureux par amitié peut tout à fait exister. Cela suppose seulement que chaque membre de cette société vive majoritairement sous la conduite de la raison et soit donc assez libre, vertueux et joyeux pour éviter les rapports d’injustice et de violence. De telles sociétés vertueuses et heureuses ont existé et existent sans doute encore, mais elles sont à l’évidence pour l’instant peu nombreuses et à une échelle fort réduite. L’important ici est de comprendre que rien ne s’oppose à ce que l’humanité entière vive dans la concorde d’une société vertueuse, si ce n’est la mauvaise éducation des enfants et le manque de philosophie des adultes. »