Groupement de textes (1) + commentaires, thème « individu et communauté »

Texte 1

« Le mot individuum en latin n’apparaît qu’au moyen âge. L’irruption concrète de l’individu date de la Renaissance, soit au XVe siècle. Mais c’est d’abord le christianisme qui implique l’apparition d’un nouveau type d’être humain grâce à une relation personnelle et directe avec Dieu dans un statut « hors du monde », nous allons y revenir. Mais sur cette dynamique propre de l’idée chrétienne d’autonomie personnelle, mais aussi sous l’influence majeure portée par la philosophie de la Réforme dans le monde du protestantisme, notamment au XVIe siècle, vont se greffer la complexité de la vie sociale dans les villes affranchies par les chartes, la diffusion d’innovations techniques telles l’horlogerie et l’imprimerie qui vont favoriser l’esprit critique, le libre marché avec les premières banques et la naissance de la propriété privée qui donne les premières figures de l’individu : le découvreur, le mathématicien, l’artiste, le marchand, le philosophe. On peut d’ailleurs noter que ces figures de l’individu vont se faire plutôt au sommet de la hiérarchie sociale de l’époque. Au sortir de la Réforme et de la Renaissance, le paradigme individualiste a commencé à prendre culturellement forme, mais c’est avec l’époque classique qu’en moins de deux siècles (XVIIe et XVIIIe siècles), on va passer d’un ancien monde holiste à un monde nouveau dont l’individu devient la clé de voûte institutionnelle. Cela se traduit par une innovation sémantique décisive dans le courant du XVIIe siècle, comme nous l’a rappelé le dictionnaire historique de la langue française : on commence à utiliser le mot d’individu pour dire l’être humain, entendu dans sa singularité et dans son universalité.

D’après Bernard Ennuyer.

Commentaire

Le texte de Bernard Ennuyer revient sur l’émergence du mot d’origine latine à savoir « individuum » et précise, en même temps,  que l’individu en tant qu’entité distincte n’a vu le jour qu’au Moyen âge, au XVème siècle. Ladite émergence de l’individu s’est surtout faite, ajoute-t-il, dans le cadre du christianisme qui a établi un lien direct de l’individu avec Dieu et ce notamment grâce aux réformes religieuses instiguées par Martin Luther et Jean Calvin, lesquelles ont démocratisé l’accès à la chose religieuse et ce en traduisant la Bible aux langues vernaculaires. A cela s’ajoute l’affranchissement des villes par les chartes ainsi que le développement des domaines industriel et financier et l’apparition de la propriété privée. Naissent alors plusieurs figures de l’individu dont le découvreur, le philosophe, l’artiste, le marchand… Au XVII et XVIIIème, l’idée d’individu a donné lieu à tout un paradigme à partir duquel on pense l’Homme et sont existence. »

Texte 2

« D’où vient la faiblesse de l’homme ? De l’inégalité qui se trouve entre sa force et ses désirs. Ce sont nos passions qui nous rendent faibles, parce qu’il faudrait pour les contenter plus de forces que ne nous en donna la nature. Diminuez donc les désirs, c’est comme si vous augmentiez les forces : celui qui peut plus qu’il ne désire en a de reste ; il est certainement un être très fort. […]

Tout homme veut être heureux ; mais, pour parvenir à l’être, il faudrait commencer par savoir ce que c’est que le bonheur. Le bonheur de l’homme naturel est aussi simple que sa vie ; il consiste à ne pas souffrir : la santé, la liberté, le nécessaire le constituent. […]

Robinson Crusoé dans son île, seul, dépourvu de l’assistance de ses semblables et des instruments de tous les arts, pourvoyant cependant à sa subsistance, à sa conservation, et se procurant même une sorte de bien-être, voilà un objet intéressant pour tout âge, et qu’on a mille moyens de rendre agréable aux enfants. Voilà comment nous réalisons l’île déserte qui me servait d’abord de comparaison. Cet état n’est pas, j’en conviens, celui de l’homme social ; vraisemblablement il ne doit pas être celui d’Émile : mais c’est sur ce même état qu’il doit apprécier tous les autres. Le plus sûr moyen de s’élever au-dessus des préjugés et d’ordonner ses jugements sur les vrais rapports des choses, est de se mettre à la place d’un homme isolé, et de juger de tout comme cet homme en doit juger lui-même, eu égard à sa propre utilité. […]

Jusqu’ici nous avons fait provision d’instruments de toute espèce, sans avoir desquels nous aurions besoin. Peut-être, inutiles à nous-mêmes, les nôtres pourront-ils servir à d’autres ; et peut-être, à notre tour, aurons-nous besoin des leurs. Ainsi nous trouverions tous notre compte à ces échanges : mais, pour les faire, il faut connaître nos besoins mutuels, il faut que chacun sache ce que d’autres ont à son usage, et ce qu’il peut leur offrir en retour. Supposons dix hommes, dont chacun a dix sortes de besoins. Il faut que chacun, pour son nécessaire, s’applique à dix sortes de travaux ; mais, vu la différence de génie et de talent, l’un réussira moins à quelqu’un de ces travaux, l’autre à un autre. Tous, propres à diverses choses, feront les mêmes, et seront mal servis. Formons une société de ces dix hommes, et que chacun s’applique, pour lui seul et pour les neuf autres, au genre d’occupation qui lui convient le mieux ; chacun profitera des talents des autres comme si lui seul les avait tous ; chacun perfectionnera le sien par un continuel exercice ; et il arrivera que tous les dix, parfaitement bien pourvus, auront encore du surabondant pour d’autres.

Sur ce principe, un homme qui voudrait se regarder comme un être isolé, ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être que misérable. Il lui serait même impossible de subsister ; car, trouvant la terre entière couverte du tien et du mien, et n’ayant rien à lui que son corps, d’où tirerait-il son nécessaire ? »

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation.

Commentaire

Après avoir présenté le désir comme énergivore et conclu que la diminution des désirs se paye d’une augmentation des forces, Jean-Jacques Rousseau définit le bonheur du point de vue de l’homme à l’état de nature, auquel réfère ici Robinson Crusoé : homme voué à l’isolement et coupé de la civilisation : se contenter du nécessaire en en vivant dans une autarcie plus au moins complète. Rousseau appelle par la suite à adopter ce mode de vie en société et ce en allant vers les autres avec nos besoins mais aussi en étant  utile aux autres en répondant à leurs besoins moyennant nos compétences. Ainsi, les individus formeront une société solidaire où chacun trouvera son compte et sera satisfait.

Texte 3

« Et d’abord, faisons réflexion, je vous prie, sur les avantages et sur les incommodités qui se trouvent généralement en toute sorte de république, de peur que quelqu’un ne pense que le plus expédient serait de vivre chacun à sa fantaisie, sans se soumettre à aucune forme de police. Il est vrai que hors de la société civile chacun jouit d’une liberté très entière, mais qui est infructueuse, parce que comme elle donne le privilège de faire tout ce que bon nous semble, aussi elle laisse aux autres la puissance de nous faire souffrir tout ce qu’il leur plait. Mais dans le gouvernement d’un État bien établi, chaque particulier ne se réserve qu’autant de liberté qu’il lui en faut pour vivre commodément, et en une parfaite tranquillité, comme on n’en ôte aux autres que ce dont ils seraient à craindre. Hors de la société, chacun a tellement droit sur toutes choses, qu’il ne s’en peut prévaloir et n’a la possession d’aucune ; mais dans la république, chacun jouit paisiblement de son droit particulier. Hors de la société civile, ce n’est qu’un continuel brigandage et on est exposé à la violence de tous ceux qui voudront nous ôter les biens et la vie ; mais dans l’État, cette puissance n’appartient qu’à un seul. Hors du commerce des hommes, nous n’avons que nos propres forces qui nous servent de protection, mais dans une ville, nous recevons le secours de tous nos concitoyens. Hors de la société, l’adresse et l’industrie sont de nul fruit : mais dans un État, rien ne manque à ceux qui s’évertuent. Enfin, hors de la société civile, les passions règnent, la guerre est éternelle, la pauvreté est insurmontable, la crainte ne nous abandonne jamais, les horreurs de la solitude nous persécutent, la misère nous accable, la barbarie, l’ignorance et la brutalité nous ôtent toutes les douceurs de la vie ; mais dans l’ordre du gouvernement, la raison exerce son empire, la paix revient au monde, la sûreté publique est rétablie, les richesses abondent, on goûte les charmes de la conversation, on voit ressusciter les arts, fleurir les sciences, la bienséance est rendue à toutes nos actions et nous ne vivons plus ignorants des lois de l’amitié.

Thomas Hobbes, Le Citoyen.

Texte 4

« C’est le besoin qui est à l’origine de la cité. « Il y a selon moi naissance de la société du fait chacun de nous, loin de se suffire à lui-même a au contraire besoin d’un grand nombre de gens. » L’homme souffre d’une pluralité de besoins (nourriture, logement, vêtements) au regard de la faiblesse des aptitudes individuelles.

            En sorte que les individus doivent s’assembler dans un ensemble, au sein duquel chacun se spécialise en fonction de ses aptitudes propres. La division sociale du travail qui en résulte distingue entre les producteurs (agriculteurs, artisans) et les guerriers. Ceux-ci sont nécessaires pour défendre la cité.

Ces gardiens recevront une éducation particulière, laquelle ne sera pas acquisition d’informations (sur un mode scolaire comme on le conçoit habituellement), mais formation du caractère. Platon propose de développer l’attirance pour ce qu’ils verront plus tard de moralement bon et la répugnance pour ce qu’ils considèreront plus tard en connaissance de cause moralement mauvais. Ils doivent par exemple bannir toute pratique d’imitation, au profit d’une seule : la liberté. Il ne s’agit pas de bannir tous les arts, mais seulement les arts médiocres qui se bornent à copier l’apparence des choses ; en revanche, la bonne poésie et l’art de qualité donnent une représentation perceptible des idéaux et des concepts (bonne imitation) sous une forme susceptible d’être appréciée par ceux qui ne seraient pas capables d’une compréhension. Le dénuement et la faiblesse caractérisent l’homme au regard des animaux. La cité est une réponse à ces manques. Pourrait-on fonder l’éducation sur l’imitation des héros dans les séries télévisées ou dans les romans de science-fiction ? Purement théorique. Dans le même ordre d’idée, la gymnastique doit développer les qualités morales plutôt que physiques, c’est-à-dire la virilité, tandis que l’éducation artistique doit développer la douceur qui est sens de l’ordre.

Les meilleurs des gardiens seront gouvernants et recevront une éducation supplémentaire. Le choix se fera parmi les plus dévoués au service de la cité grâce à des épreuves qui mêleront souffrances, dangers et plaisirs. Les gardiens qui ne changent pas d’opinion sous l’effet de la souffrance, de la peur, ou du plaisir seront de bons gouvernants. Les gardiens vivront dans le dépouillement car ils n’auront aucune propriété privée. Ils seront heureux en s’identifiant au bonheur de la cité. Leur rôle sera de préserver la cité de l’enrichissement ou de l’appauvrissement excessifs, de maintenir le principe de la division du travail, et de mettre en œuvre un système stable d’éducation qui garantit un État bien ordonné. »

Commentaire

La formation de la société ou de la cité est fondamentalement due au manque/au besoin auxquels est réduit l’individu isolé. C’est parce que les individus n’arrivent à satisfaire, seuls, tous leurs besoins qu’ils s’organisent en société. C’est l’interdépendance des individus et leur caractère complémentaire qui est à l’origine de la société. Ainsi, il incombe aux gardiens de la cité de garantir la division du travail afin de pérenniser cette interdépendance comme base de toute société.   

Texte 5

« Diverses causes déterminent l’apparition des caractères spéciaux aux foules. La première est que l’individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance invincible lui permettant de céder à des instincts, que, seul, il eût forcément refrénés. Il y cédera d’autant plus volontiers que, la foule étant anonyme, et par conséquent irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours les individus, disparaît entièrement.

Une seconde cause, la contagion mentale, intervient également pour déterminer chez les foules la manifestation de caractères spéciaux et en même temps leur orientation. La contagion est un phénomène aisé à constater, mais non expliqué encore, et qu’il faut rattacher aux phénomènes d’ordre hypnotique que nous étudierons dans un instant. Chez une foule, tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l’individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l’intérêt collectif. C’est là une aptitude contraire à sa nature, et dont l’homme ne devient guère capable que lorsqu’il fait partie d’une foule.

Une troisième cause, et de beaucoup la plus importante, détermine dans les individus en foule des caractères spéciaux parfois fort opposés à ceux de l’individu isolé. Je veux parler de la suggestibilité, dont la contagion mentionnée plus haut n’est d’ailleurs qu’un effet.

Pour comprendre ce phénomène, il faut avoir présentes à l’esprit certaines découvertes récentes de la physiologie. Nous savons aujourd’hui qu’un individu peut être placé dans un état tel, qu’ayant perdu sa personnalité consciente, il obéisse à toutes les suggestions de l’opérateur qui la lui a fait perdre, et commette les actes les plus contraires à son caractère et à ses habitudes. Or des observations attentives paraissent prouver que l’individu plongé depuis quelque temps au sein d’une foule agissante tombe bientôt — par suite des effluves qui s’en dégagent, ou pour toute autre cause encore ignorée — dans un état particulier, se rapprochant beaucoup de l’état de fascination de l’hypnotisé entre les mains de son hypnotiseur. La vie du cerveau étant paralysée chez le sujet hypnotisé, celui-ci devient l’esclave de toutes ses activités inconscientes, que l’hypnotiseur dirige à son gré. La personnalité consciente est évanouie, la volonté et le discernement abolis. Sentiments et pensées sont alors orientés dans le sens déterminé par l’hypnotiseur. 

Tel est à peu près l’état de l’individu faisant partie d’une foule. Il n’est plus conscient de ses actes. Chez lui, comme chez l’hypnotisé, tandis que certaines facultés sont détruites, d’autres peuvent être amenées à un degré d’exaltation extrême. »

Gustave Le Bon, Psychologie des foules.

Commentaire

Ce qui caractérise, le groupe, selon Gustave Le Bon, c’est, d’abord, qu’il affranchit l’individu de toute responsabilité et le livre ainsi à ses instincts et ce car il se confond avec les autres au sein du groupe et devient conséquemment indistinguable. Ensuite, l’individu a tendance, au sein du groupe, à adopter le même comportement que les autres, ce conformisme est synonyme de l’esprit grégaire qui anime toute une communauté et désindividualise, car il est contre nature, l’individu. Enfin, et dans ce même ordre d’idées, la société hypnotise l’individu et partant lui dicte/suggère des faits et gestes qu’il accomplit dans un état d’inconscience.   

Texte 6

« Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme, ou une seule personne, de telle sorte que ce soit fait avec le consentement de chaque homme de cette multitude en particulier. Car c’est l’unité du représentant, non l’unité du représenté qui fait une la personne, et c’est le représentant qui tient le rôle de la personne, et il ne tient le rôle que d’une seule personne. L’unité dans une multitude ne peut pas être comprise autrement.

Et parce que naturellement la multitude n’est pas une, mais multiple, les hommes de cette multitude ne doivent pas être entendus comme un seul auteur, mais comme de multiples auteurs de tout ce que leur représentant dit ou fait en leur nom; chacun donnant au représentant commun  une autorité [qui vient] de lui-même en particulier, et reconnaissant comme siennes toutes les actions que le représentant fait, au cas où ils lui ont donné autorité sans restriction. Autrement, quand ils le restreignent dans l’objet pour lequel il les représentera, et qu’ils lui indiquent les limites de la représentation, aucun d’eux ne reconnaît comme sien ce qui est au-delà de la délégation d’autorité qu’ils lui ont donnée pour être l’acteur.

Et si le représentant se compose de plusieurs hommes, la voix du plus grand nombre doit être considérée comme la voix de tous ces hommes. Car si le plus petit nombre, par exemple, se prononce pour l’affirmative, et le plus grand nombre pour la négative, il y aura plus de votes négatifs qu’il ne faut pour annuler les votes affirmatifs. Par là, le surplus de votes négatifs, qui demeure sans opposition, est la seule voix du représentant. »

Thomas Hobbes, Léviathan.

Commentaire

L’extrait ci-dessus du Léviathan s’ouvre sur une définition du pacte social tel qu’il est conçu par Thomas Hobbes. En effet, ledit pacte social consiste à se dessaisir de sa liberté individuelle en la cédant à un pouvoir. Ainsi, l’ensemble des individus ne forme qu’une seule entité les représentant et incarnant par la même l’unité social. Il s’ensuit que les individus s’alignent sur les partis pris et les actes du représentant et qui ne sont autres que les leurs propres et qu’ils délèguent à celui-là d’une façon totale ou partielle. En outre, le représentant représente, selon le principe démocratique, la majorité.  

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