« Une croyance est un acte de foi d’origine inconsciente qui nous force à admettre en bloc une idée, une opinion, une explication, une doctrine. La raison est étrangère, nous le verrons, à sa formation. Lorsqu’elle essaie de justifier la croyance, celle-ci est déjà formée.
Tout ce qui est accepté par un simple acte de foi doit être qualifié de croyance. Si l’exactitude de la croyance est vérifiée plus tard par l’observation et l’expérience, elle cesse d’être une croyance et devient une connaissance.
Croyance et connaissance constituent deux modes d’activité mentale fort distincts et d’origines très différentes. La première est une intuition inconsciente qu’engendrent certaines causes indépendantes de notre volonté, la seconde représente une acquisition consciente édifiée par des méthodes exclusivement rationnelles, telles que l’expérience et l’observation.
Ce fut seulement à une époque avancée de son histoire, que l’humanité plongée dans le monde de la croyance découvrit celui de la connaissance. En y pénétrant, on reconnut que tous les phénomènes attribués jadis aux volontés d’êtres supérieurs se déroulaient sous l’influence de lois inflexibles.
Mais dans cette sphère nouvelle il n’a pas encore été possible de pénétrer bien loin. La science constate chaque jour que ses découvertes restent imprégnées d’inconnu. Les réalités les plus précises recouvrent des mystères. Un mystère, c’est l’âme ignorée des choses.
Ce grand domaine, qu’aucune philosophie n’a pu éclairer encore, est le royaume des rêves. Ils sont chargés d’espérances que nul raisonnement ne saurait détruire. Croyances religieuses, croyances politiques, croyances de tout ordre y trouvent une puissance illimitée. Les fantômes redoutés qui l’habitent sont créés par la foi.
Savoir et croire resteront toujours choses distinctes. Alors que l’acquisition de la moindre vérité scientifique exige un énorme labeur, la possession d’une certitude n’ayant que la foi pour soutien n’en demande aucun. Tous les hommes possèdent des croyances, très peu s’élèvent jusqu’à la connaissance.
Le monde de la croyance possède sa logique et ses lois. Le savant a toujours vainement tenté d’y pénétrer avec ses méthodes. On verra dans cet ouvrage pourquoi il perd tout esprit critique en pénétrant dans le cycle de là croyance et n’y rencontre que lei plus décevantes illusions.
La connaissance constitue un élément essentiel de la civilisation, le grand facteur de ses progrès matériels. La croyance oriente les pensées, les opinions et par conséquent la conduite.
Jadis supposées d’origine divine, les croyances étaient acceptées sans discussion. Nous les savons aujourd’hui issues de nous-mêmes et cependant elles s’imposent encore. Le raisonnement a généralement aussi peu de prise sur elles que sur la faim ou la soif. Élaborée dans les régions subconscientes que l’intelligence ne saurait atteindre, une croyance se subit et ne se discute pas.
Cette origine inconsciente et par suite involontaire des croyances les rend très fortes. Religieuses, politiques ou sociales, elles ont toujours joué un rôle prépondérant dans l’histoire.
Devenues générales, elles constituent des pôles attractifs autour desquels gravite l’existence des peuples et impriment alors leur marque sur tous les éléments d’une civilisation. On qualifie clairement cette dernière en lui donnant le nom de la foi qui l’a inspirée. Civilisation bouddhique, civilisation musulmane, civilisation chrétienne, sont des appellations très justes.
C’est qu’en devenant centre d’attraction, la croyance devient aussi centre de déformation. Les éléments divers de la vie sociale : philosophie, arts, littérature, se modifient pour s’y adapter.
Les seules vraies révolutions sont celles qui renouvellent les croyances fondamentales d’un peuple. Elles ont toujours été fort rares. Seul, ordinairement, le nom des convictions se transforme. La foi change d’objet, mais ne meurt jamais.
Elle ne pourrait mourir, car le besoin de croire constitue un élément psychologique aussi irréductible que le plaisir ou la douleur. L’âme humaine a horreur du doute et de l’incertitude. L’homme traverse parfois des phases de scepticisme, mais n’y séjourne jamais. Il a besoin d’être guidé par un credo religieux, politique ou moral qui le domine et lui évite l’effort de penser. Les dogmes détruits sont toujours remplacés. Sur ces nécessités indestructibles, la raison est sans prise.
L’âge moderne contient autant de foi que les siècles qui l’ont précédé. Dans les temples nouveaux, se prêchent des dogmes aussi despotiques que ceux du passé et comptant d’aussi nombreux fidèles. Les vieux credo religieux qui asservissaient jadis la foule sont remplacés par des credo socialistes ou anarchistes aussi impérieux et aussi peu rationnels, mais qui ne dominent pas moins les âmes. L’église est remplacée souvent par le cabaret, mais les sermons des meneurs mystiques qui s’y font entendre sont l’objet de la même foi.
Sans doute la foi en un dogme quelconque n’est généralement qu’une illusion. Il ne faut pas la dédaigner pourtant. Grâce à sa magique puissance, l’irréel devient plus fort que le réel. Une croyance acceptée donne à un peuple une communauté de pensée génératrice de son unité et de sa force.
Dégagée de plus en plus de la croyance, la science en demeure cependant très imprégnée encore. Elle lui est soumise dans tous les sujets mal connus, les mystères de la vie ou de l’origine des espèces par exemple. Les théories qu’on y accepte sont de simples articles de foi, n’ayant pour eux que l’autorité des maîtres qui les formulèrent.
Les lois régissant la psychologie de la croyance ne s’appliquent pas seulement aux grandes convictions fondamentales laissant une marque indélébile sur la trame de l’histoire. Elles sont applicables aussi à la plupart de nos opinions journalières sur les êtres et les choses qui nous entourent.
L’observation montre facilement que la majorité de ces opinions n’ont pas pour soutiens des éléments rationnels, mais des éléments affectifs ou mystiques, généralement d’origine inconsciente. Si on les voit discutées avec tant d’ardeur, c’est précisément parce qu’elles sont du domaine de la croyance et formées de la même façon. Les opinions représentent généralement de petites croyances plus ou moins transitoires.
Ce serait donc une erreur de croire qu’on sort du champ de la croyance en renonçant à des convictions ancestrales. Nous aurons occasion de montrer que le plus souvent on s’y est enlisé davantage. »
(Gustave Le Bon)