« C’est peu dire que la sophistique a mauvaise presse dans l’histoire des idées. D’une certaine façon, la philosophie grecque s’est construite contre la sophistique dont on connaît la condamnation qu’en fait Platon, dans le dialogue éponyme, où il met en scène un maître de philosophie qui enseigne l’art de l’emporter sur son adversaire et de défendre n’importe quelle thèse par des arguments subtils. Comme le rappelle la philosophe Barbara Cassin, la sophistique est ce mouvement de pensée qui séduisit et scandalisa la Grèce entière, puisqu’au lieu de méditer sur l’être, les sophistes choisissent d’être des éducateurs professionnels, étrangers itinérants qui font commerce de leur sagesse, de leur culture et de leurs compétences. Ce sont aussi et surtout des hommes de pouvoir qui savent comment persuader des juges, retourner une assemblée, donner ses lois à une cité nouvelle, bref faire œuvre politique. D’ailleurs, la pratique des sophistes « sert à désigner en philosophie l’une des modalités du non philosopher ». Le sophiste serait l’alter ego négatif du philosophe, son mauvais autre. Ce qu’on reproche au sophiste c’est de tromper son monde parce qu’il valorise ce qui paraît et non ce qui est. Or, pour Socrate et Platon, posséder une connaissance sur une chose exige de commencer par s’interroger sur sa nature : celui qui fait l’économie de cette étape et se contente d’accumuler des informations dans tous les domaines et de joliment les exposer n’est pas un savant. Au mieux, il est doublement ignorant, puisqu’il ignore ce que sont les choses et ignore qu’il l’ignore. Au pire, il sait que ses discours n’expriment pas une réelle connaissance, et c’est en cela qu’il est un manipulateur. Pour Socrate, ceux qui prétendent enseigner à parler de tous les sujets de manière persuasive sans en être experts sont donc bien des sophistes. Leurs paroles ne sont pas seulement creuses ou superficielles, mais également dangereuses : en se laissant séduire par ces belles paroles qui flattent les opinions aussi fausses que répandues, on en vient à se désintéresser de la vérité et de la justice. La philosophie ne peut exister sans postuler l’existence originaire de l’être, ce substrat ontologique sans lequel aucune vérité ne pourrait existe. Mais, pour les sophistes, ce critère de vérité n’existe tout simplement pas et l’ontologie n’est, tout au plus, qu’un effet de langage. Ce qui signifie que la philosophie n’existe pas non plus et les philosophes ne font que déparler[1].
Le Gorgias de Platon ne manque pas d’accusation de flatterie et de fourberie à l’égard de la rhétorique : les sophistes sont selon lui des eidôla[2] qui « se glissent sous » la justice et la législation comme un masque pour les contrefaire. Et tel est justement le principal reproche que l’on adresse au manipulateur, celui d’avancer masqué. Pourtant Protagoras revendique, lui, d’aller à visage découvert, montrant que le seul masque sous lequel il soit une obligation de se glisser est celui de la justice. Quand un homme qu’on sait injuste vient à dire la vérité sur son propre compte en public, cette franchise qu’on pensait de la sagesse est dans le cas présent de la folie. Celui qui ne prend pas le masque de la justice est un fou. L’alter ego sophistique est celui qui traîne l’éthique sur le terrain du politique. Le sophiste serait dans le paraître et non dans l’être. C’est pourquoi la sophistique a longtemps désigné ce qui n’est pas conforme à la réalité, frelaté, voire falsifié, bref ce qui est insincère. Le sophiste concentre, a priori, toutes les critiques que l’on peut proférer à l’encontre des manipulateurs dont la dissimulation de la vérité. D’ailleurs, d’un point de vue de la philosophie, comment pourrait-il en être autrement, à partir du moment où le même Gorgias est capable de défendre dans son Traité sur le non-être que le non-être existe et qu’il est bien plus que l’être lui-même. »
(Benoît Heilbrunn)
[1] Parler à tort et à travers, sans discernement ; divaguer.
[2] Mot d’origine grecque signifiant : fantôme, apparition…