Anthologie de textes sur le thème: faire croire

Texte 1 :

« Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse.

Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café […].

Voilà bien des précautions pour emprisonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à coup sa condition. Mais c’est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre. […]

Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café – sinon ne pourrais-je m’appeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l’être-en-soi. Je suis sur le mode d’être ce que je ne suis pas. Il ne s’agit pas seulement des conditions sociales, d’ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu’il ne peut être parlant : l’élève attentif qui veut être attentif, l’œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s’épuise à ce point à jouer l’attentif qu’il finit par ne plus rien écouter. Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n’y suis pas, au sens où l’on dit « cette boîte d’allumettes est sur la table » : ce serait confondre mon « être-dans-le-monde » avec un « être-au-milieu-du-monde ». De toute part j’échappe à l’être et pourtant je suis. »

(Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant)

Texte 2 :

Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Et bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.
À ces mots, le Corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s’en saisit, et dit : Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.
Le Corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

                             D’après Jean de La Fontaine

Texte 3 :

« Dom Juanapercevant Charlotte.
Ah ! ah ! d’où sort cette autre paysanne, Sganarelle ? As-tu rien vu de plus joli ? et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut bien l’autre ?
Sganarelle
Assurément. Autre pièce nouvelle.
Dom Juan
D’où me vient, la belle, une rencontre si agréable ? Quoi ? dans ces lieux champêtres, parmi ces arbres et ces rochers, on trouve des personnes faites comme vous êtes ?
Charlotte
Vous voyez, Monsieur.
Dom Juan
Êtes-vous de ce village ?
Charlotte
Oui, Monsieur.
Dom Juan
Et vous y demeurez ?
Charlotte
Oui, Monsieur.
Dom Juan
Vous vous appelez ?
Charlotte
Charlotte, pour vous servir.
Dom Juan
Ah ! la belle personne, et que ses yeux sont pénétrants !
Charlotte
Monsieur, vous me rendez toute honteuse.
Dom Juan
Ah ! n’ayez point de honte d’entendre dire vos vérités. Sganarelle, qu’en dis-tu ? Peut-on rien voir de plus agréable ? Tournez-vous un peu, s’il vous plaît. Ah ! que cette taille est jolie ! Haussez un peu la tête, de grâce. Ah ! que ce visage est mignon ! Ouvrez vos yeux entièrement. Ah ! qu’ils sont beaux ! Que je voie un peu vos dents, je vous prie. Ah ! qu’elles sont amoureuses, et ces lèvres appétissantes ! Pour moi, je suis ravi, et je n’ai jamais vu une si charmante personne.
Charlotte
Monsieur, cela vous plaît à dire, et je ne sais pas si c’est pour vous railler de moi.
Dom Juan
Moi, me railler de vous ? Dieu m’en garde ! je vous aime trop pour cela, et c’est du fond du cœur que je vous parle.
Charlotte
Je vous suis bien obligée, si ça est.
Dom Juan
Point du tout ; vous ne m’êtes point obligée de tout ce que je dis, et ce n’est qu’à votre beauté que vous en êtes redevable.
Charlotte
Monsieur, tout ça est trop bien dit pour moi, et je n’ai pas d’esprit pour vous répondre.
Dom Juan
Sganarelle, regarde un peu ses mains.
Charlotte
Fi ! Monsieur, elles sont noires comme je ne sais quoi.
Dom Juan
Ha ! que dites-vous là ? Elles sont les plus belles du monde ; souffrez que je les baise, je vous prie.
Charlotte
Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me faites, et si j’avais su ça tantôt, je n’aurais pas manqué de les laver avec du son.
Dom Juan
Et dites-moi un peu, belle Charlotte, vous n’êtes pas mariée, sans doute ?
Charlotte
Non, Monsieur ; mais je dois bientôt l’être avec Piarrot, le fils de la voisine Simonette.
Dom Juan
Quoi ? une personne comme vous serait la femme d’un simple paysan ! Non, non : c’est profaner tant de beautés, et vous n’êtes pas née pour demeurer dans un village. Vous méritez sans doute une meilleure fortune, et le Ciel, qui le connaît bien, m’a conduit ici tout exprès pour empêcher ce mariage, et rendre justice à vos charmes ; car enfin, belle Charlotte, je vous aime de tout mon cœur, et il ne tiendra qu’à vous que je vous arrache de ce misérable lieu, et ne vous mette dans l’état où vous méritez d’être. Cet amour est bien prompt sans doute ; mais quoi ? c’est un effet, Charlotte, de votre grande beauté, et l’on vous aime autant en un quart d’heure, qu’on ferait une autre en six mois.
Charlotte
Aussi vrai, Monsieur, je ne sais comment faire quand vous parlez. Ce que vous dites me fait aise, et j’aurais toutes les envies du monde de vous croire ; mais on m’a toujours  dit qu’il ne faut jamais croire les Messieurs, et que vous autres courtisans êtes des enjôleurs, qui ne songez qu’à abuser les filles.
Dom Juan
Je ne suis pas de ces gens-là.
Sganarelle
Il n’a garde.
Charlotte
Voyez-vous, Monsieur, il n’y a pas plaisir à se laisser abuser. Je suis une pauvre paysanne ; mais j’ai l’honneur en recommandation, et j’aimerais mieux me voir morte, que de me voir déshonorée.
Dom Juan
Moi, j’aurais l’âme assez méchante pour abuser une personne comme vous ? Je serais assez lâche pour vous déshonorer ? Non, non : j’ai trop de conscience pour cela. Je vous aime, Charlotte, en tout bien et en tout honneur ; et pour vous montrer que je vous dis vrai, sachez que je n’ai point d’autre dessein que de vous épouser : en voulez-vous un plus grand témoignage ? M’y voilà prêt quand vous voudrez ; et je prends à témoin l’homme que voilà de la parole que je vous donne.
Sganarelle
Non, non, ne craignez point : il se mariera avec vous tant que vous voudrez.
Dom Juan
Ah ! Charlotte, je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Vous me faites grand tort de juger de moi par les autres ; et s’il y a des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu’à abuser des filles, vous devez me tirer du nombre, et ne pas mettre en doute la sincérité de ma foi. Et puis votre beauté vous assure de tout. Quand on est faite comme vous, on doit être à couvert de toutes ces sortes de crainte ; vous n’avez point l’air, croyez-moi, d’une personne qu’on abuse ; et pour moi, je l’avoue, je me percerais le cœur de mille coups, si j’avais eu la moindre pensée de vous trahir.
Charlotte
Mon Dieu ! je ne sais si vous dites vrai, ou non ; mais vous faites que l’on vous croit.
Dom Juan
Lorsque vous me croirez, vous me rendrez justice assurément, et je vous réitère encore la promesse que je vous ai faite. Ne l’acceptez-vous pas, et ne voulez-vous pas consentir à être ma femme ?
Charlotte
Oui, pourvu que ma tante le veuille.
Dom Juan
Touchez donc là, Charlotte, puisque vous le voulez bien de votre part.
Charlotte
Mais au moins, Monsieur, ne m’allez pas tromper, je vous prie : il y aurait de la conscience à vous, et vous voyez comme j’y vais à la bonne foi.
Dom Juan
Comment ? Il semble que vous doutiez encore de ma sincérité ! Voulez-vous que je fasse des serments épouvantables ? Que le Ciel…
Charlotte
Mon Dieu, ne jurez point, je vous crois. »

Molière, Dom Juan, scène 2 de l’Acte II  

Texte 4:

« Étant dans la nécessité de savoir bien user de la bête, un prince doit prendre, de celle-ci, le renard et le lion, parce que le lion ne se défend pas des filets, le renard ne se défend pas des loups ; il faut donc être renard pour connaître les filets et lion pour effrayer les loups. Ceux qui s’en tiennent simplement au lion ne s’y entendent pas. Un seigneur prudent, par conséquent, ne peut ni ne doit observer la foi quand une telle observance se retourne contre lui et quand les causes qui la firent promettre ne sont plus. Et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais parce qu’ils sont mauvais et ne l’observeraient pas envers toi, toi non plus, tu n’as pas à l’observer envers eux ; et jamais ne manquèrent à un prince les causes légitimes pour colorer son inobservance. De cela, on pourrait en donner d’infinis exemples modernes et montrer combien de paix, combien de promesses ont été rendues, par l’infidélité des princes, nulles et vaines. Et celui qui a su mieux user du renard a mieux réussi. Mais il est nécessaire de bien savoir colorer cette nature et d’être grand simulateur et dissimulateur et les hommes sont si simples, et ils obéissent tant aux nécessités présentes que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper.

Je ne veux pas taire l’un des exemples frais : Alexandre VI ne fit jamais rien d’autre, ne pensa jamais à rien d’autre qu’à tromper les hommes, et il trouva toujours sujet pour pouvoir le faire et il n’y eut jamais homme qui assertât avec plus d’efficacité, qui affirmât une chose avec de plus grands serments et qui l’observât moins. Cependant, les tromperies lui réussissent toujours à souhait, parce qu’il connaissait bien cette part du monde.«

Nicolas de Machiavel, Le Prince

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