« Il y a deux façons de penser l’abolition du travail : la première, c’est sa mythique disparition sous l’effet du progrès technique (automatisation/robotisation) à l’intérieur du cadre de la société capitaliste avancée, la seconde, c’est la disparition de sa spécificité servile par la sortie du monde de l’économie. Si on prend le mot travail dans sa signification historique, l’abolition du travail ne signifie pas la fin de toute activité finalisée, même rémunérée, elle signifie avant tout la fin de la servitude. « Le travailleur, note Jérôme Baschet, est celui qui accepte une activité subie, qui se dessaisit de ses capacités manuelles ou intellectuelles et les engage dans un projet dont la maîtrise revient à d’autres – bref, celui qui reste étranger aux fins de son activité. C’est pourquoi il ne peut y avoir de sortie du capitalisme sans abolition du travail salarié, mais aussi de la notion même de travail. C’est la condition pour restaurer l’unité du faire humain dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la production, des activités d’organisation collective ou des tâches domestiques (ainsi plutôt que de revendiquer la reconnaissance de ces dernières comme travail, c’est l’ensemble des activités qui devraient cesser d’être tenues pour du travail). En finir avec le travail, c’est aussi faire passer au premier plan l’essentiel, le temps disponible, c’est libérer le goût des activités libres multiples. C’est inaugurer l’âge du faire. »[1] C’est bien sûr cette forme-là d’abolition du travail que vise le projet de la décroissance.
L’invention du travail étant historiquement étroitement liée à celle de l’économie, l’abolition réelle du travail implique de sortir de l’économie et réciproquement. Tout commence, peut-on dire, avec John Locke qui définit la richesse et la propriété comme les produits du travail. Les économistes classiques se trouvent alors confrontés à la délimitation de leur domaine : où commence et où finit la richesse ? Pour sortir de cette aporie, Jean-Baptiste Say borne la richesse économique aux biens matériels. Le travail producteur de richesses sera donc l’activité salariée de l’ouvrier, mais aussi celle du paysan et de l’artisan bien que tous ceux-là ne soient pas rémunérés par un salaire. Le labeur du laboureur et l’œuvre de l’artisan vont ainsi être assimilés à du travail, en attendant de passer sous les fourches caudines de la société salariale. Mais quid alors des autres activités rémunérées : celle des domestiques, des avocats, des fonctionnaires, des médecins, des militaires, des prostituées, etc. ? On admettra progressivement qu’il s’agit aussi d’un travail, mais d’un travail qu’on qualifiera d’improductif. Cette solution bâtarde entre en crise avec le triomphe de l’économie néoclassique qui redéfinit la richesse par l’utilité. Elle éclatera plus encore lorsqu’on se préoccupera de donner une évaluation de la richesse produite (fruit du travail, donc) avec l’émergence du culte fétiche du Produit intérieur brut (PIB). Pour limiter de nouveau le domaine et éviter la dilution de l’économique dans le social, en même temps que pour faciliter le calcul, le critère de la marchandisation s’est imposé. C’est ainsi que le PIB recensera la somme des productions marchandes et assimilées. Du coup, se trouvent exclues toute une série d’activités qui peuvent avoir la même forme et le même résultat que celles qui entrent dans le calcul du PIB, mais qui ne seront pas retenues parce qu’elles ne sont pas marchandes. Il en est ainsi des activités ménagères qui ont donné naissance au fameux paradoxe de la cuisinière. Tant que je rémunère ma cuisinière comme salariée, son activité entre dans le PIB, mais si je l’épouse, elle en sort et je fais baisser le produit national… Pour assurer le triomphe de l’omni-marchandisation du monde, il faudra bien finir par régulariser ces aberrations et étendre à l’intégralité du social l’empire du salariat quitte à vider le travail de tout contenu.«
Serge Latouche, Travailler moins, travailler autrement ou ne pas travailler du tout, labeur et croissance, p. p. 73-75
[1] Jérôme Baschet, Basculements. Mondes émergents possibles désirables, Paris, La Découverte, 2021, p. 102.