Texte à résumer, format CNC, CCINP, E3A (6) (Thème: l’enfance)

« C’est dans le cas des enfants que le mauvais usage de l’idée de liberté empêche réellement l’État de remplir ses devoirs. On croirait presque que les enfants font littéralement partie d’un homme (et ce n’est pas seulement une métaphore), tant l’opinion est jalouse de la moindre intervention de la loi dans le contrôle absolu qu’il exerce sur eux, plus jalouse encore que du moindre empiétement sur sa liberté d’action privée, tant il est vrai que l’humanité attache généralement plus de prix au pouvoir qu’à la liberté. Prenons l’exemple de l’éducation. N’est-il pas axiomatique que l’État doive exiger et imposer l’éducation de ses jeunes citoyens, au moins jusqu’à un certain niveau ? Pourtant qui ne craint pas de reconnaître et de défendre cette vérité ? Presque personne ne niera en effet que l’un des devoirs les plus sacrés des parents (ou plutôt, selon la loi et l’usage, du père), c’est de donner à l’être humain qu’ils ont mis au monde une éducation qui lui permette de bien tenir son rôle dans la vie tant envers les autres qu’envers lui-même. Mais, tandis que l’on déclare unanimement que tel est le devoir du père, presque personne dans ce pays ne supportera l’idée qu’on l’oblige à remplir ce devoir. Au lieu d’exiger d’un homme qu’il fasse des efforts et des sacrifices pour assurer l’éducation de son enfant, on le laisse libre de refuser ou d’accepter cette éducation offerte gratuitement ! On ne reconnaît toujours pas que mettre un enfant au monde sans être certain de pouvoir lui fournir non seulement la nourriture nécessaire à son corps, mais encore l’instruction et l’exercice nécessaires à son esprit, on ne reconnaît pas que cela est un crime à la fois envers le malheureux rejeton et envers la société, et que si les parents ne satisfont pas à cette obligation, c’est l’État qui devrait veiller à ce qu’il en soit pourvu, et cela autant que possible à la charge des parents.

Si l’on admettait un jour le devoir d’imposer l’éducation universelle, il n’y aurait plus de difficultés quant à ce que l’État doit enseigner et sur la façon de l’enseigner – difficultés qui, pour le moment, constituent un véritable champ de bataille pour les sectes et les partis ; c’est ainsi qu’on perd du temps et de l’énergie à se quereller autour de l’éducation, au lieu de s’y consacrer. Si le gouvernement prenait la décision d’exiger une bonne éducation pour tous les enfants, il s’éviterait la peine de leur en fournir une. Il pourrait laisser aux parents le soin de faire éduquer leurs enfants où et comme ils le souhaitent, suivant les besoins de chacun, et se contenter de payer une partie des frais de scolarité des enfants les plus pauvres et de s’en charger complète­ment pour ceux qui n’ont personne d’autre pour y pourvoir. Les objections qu’on oppose avec raison à l’éducation publique ne portent pas sur le fait que l’État impose l’éducation, mais sur ce qu’il se charge de la diriger, ce qui est tout différent. Je réprou­ve autant que quiconque l’idée de laisser partiellement ou totalement l’éduca­tion aux mains de l’État. Tout ce que j’ai dit de l’importance de l’individualité du ca­rac­tère, ainsi que de la diversité des opinions et des modes de vie, implique tout autant la diversité de l’éducation. Une éducation générale dispensée par l’État ne peut être qu’un dispositif visant à fabriquer des gens sur le même modèle; et comme le moule dans lequel on les coulerait serait celui qui satisfait le pouvoir dominant au sein du gouvernement – prêtres, aristocratie ou majorité de la génération actuelle -, plus cette éducation serait efficace, plus elle établirait un despotisme sur l’esprit, qui ne manquerait pas de gagner le corps (…)

Le seul moyen de faire respecter la loi serait d’imposer des examens publics à tous les enfants dès le plus jeune âge. On pourrait fixer un âge auquel tout enfant serait examiné pour vérifier qu’il (ou elle) sait lire. Si un enfant s’en montrait incapable, le père, à moins d’une excuse valable, pourrait recevoir une amende modérée, à acquit­ter au besoin sur son salaire, et l’enfant pourrait alors être envoyé à l’école à ses frais. L’examen pourrait avoir lieu une fois par an, sur un éventail de matières toujours plus large, afin de rendre obligatoire l’acquisition et (surtout) la mémorisation d’un mini­mum de connaissances générales. Au-delà de ce minimum, on instaurerait des exa­mens facultatifs dans toutes les matières, en vertu desquels tous ceux qui seraient parvenus à un certain niveau de compétence auraient droit à un certificat. Pour empê­cher l’État d’exercer ainsi trop d’influence sur l’opinion, la connaissance exigée pour passer un examen, même de haut niveau (au-delà des domaines purement instrumen­taux du savoir tels que les langues et leur pratique), on devrait se limiter exclusive­ment aux faits et à la science positive. Les examens sur la religion, la politique ou tout autre matière controversée ne porteraient pas sur la vérité ou la fausseté des opinions, mais sur le fait que telle ou telle opinion est défendue par tels arguments, par tels auteurs, écoles ou églises. (…). Toutes les tentatives de l’État pour fausser les conclusions de ses citoyens sur les questions controversées sont mau­vaises ; mais l’État peut parfaitement proposer de garantir et de certifier qu’une per­son­ne possède le savoir requis pour tirer elle-même des conclusions dignes d’intérêt. »                                                    

   John Stuart Mill, De la liberté, p.p. 81-83

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