« En général il faut remarquer que la première éducation doit être purement négative, c’est-à-dire qu’on ne doit rien ajouter aux précautions qu’a prises la nature, mais se borner à ne pas détruire son œuvre. S’il y a un art permis dans l’éducation, c’est celui qui a pour but d’endurcir les enfants. — Il faut donc rejeter les maillots. Si cependant on veut prendre quelque précaution, ce qu’il y a de plus convenable est une espèce de boîte garnie de lanières par en haut. Les Italiens s’en servent et la nomment arcuccio. L’enfant reste toujours dans cette boite et on l’y laisse même pour l’allaiter. On empêche même par là que la mère, en s’endormant la nuit pendant l’allaitement, n’étouffe son enfant. Chez nous beaucoup d’enfants périssent de cette façon. Cette précaution est donc préférable au maillot, car les enfants ont par là une plus grande de cette façon. Cette précaution est donc préférable au maillot, car les enfants ont par là une plus grande liberté, et elle les empêche de se déformer comme il arrive souvent par l’effet même du maillot.
Une autre habitude dans la première éducation, c’est de bercer les enfants. Le moyen le plus simple est celui qu’emploient quelques paysans. Ils suspendent le berceau à des poutres au moyen d’une corde, et ils n’ont alors qu’à le pousser : le berceau se balance de lui-même. Mais en général le bercement ne vaut rien. On voit même chez de grandes personnes que le balancement produit l’étourdissement et une disposition à vomir. On veut étourdir ainsi les enfants afin de les empêcher de crier. Mais les cris leur sont salutaires. En sortant du sein maternel, où ils n’ont joui d’aucun air, ils respirent leur premier air. Or le cours du sang modifié par là produit en eux une sensation douloureuse. Mais par leurs cris ils facilitent le déploiement des parties intérieures et des canaux de leurs corps. On rend un très-mauvais service aux enfants en cherchant à les apaiser aussitôt qu’ils crient, par exemple en leur chantant quelque chose, comme les nourrices ont l’habitude de le faire, etc. C’est là ordinairement la première dépravation de l’enfant ; car, quand il voit que tout cède à ses cris, il les répète plus souvent.
On peut dire avec vérité que les enfants des gens ordinaires sont beaucoup plus mal élevés que ceux des grands ; car les gens ordinaires jouent avec leurs enfants comme les singes. Ils chantent devant eux, ils les embrassent, ils les baisent, ils dansent avec eux. Ils pensent donc agir dans leur intérêt en courant à eux aussitôt qu’ils crient, en les faisant jouer, etc. ; mais les enfants n’en crient que plus souvent. Quand au contraire on ne s’occupe pas de leurs cris, ils finissent par ne plus crier. Il n’y a personne en effet qui se donne volontiers une peine inutile. Si on les accoutume à voir tous leurs caprices satisfaits, il sera ensuite trop tard pour tenter de briser leur volonté. Qu’on les laisse crier, ils en seront bientôt fatigués eux-mêmes. Mais si l’on cède à tous leurs caprices dans la première jeunesse, on perd par la leur cœur et leurs mœurs.
L’enfant n’a sans doute encore aucune idée des mœurs ; mais on gâte ses dispositions naturelles en ce sens qu’il faut ensuite lui appliquer de très-dures punitions afin de réparer le mal. Lorsque l’on veut plus tard déshabituer les enfants de voir tous leurs caprices aussitôt satisfaits, ils montrent dans leurs cris une rage dont on ne croirait capables que de grandes personnes, et qui ne reste sans effet que parce que les forces leur manquent. Tant qu’ils n’ont qu’à crier pour obtenir tout ce qu’ils veulent, ils dominent en vrais despotes. Quand cesse cette domination, ils en sont tout naturellement contrariés. Et lorsque même de grandes personnes ont été longtemps en possession d’une certaine puissance, n’est-ce pas pour elles une chose pénible que de se voir tout à coup forcées de s’en déshabituer ? »
Emmanuel KANT, « De l’Education physique », Œuvres complètes, p.p. 1102-1103.