Lecture du fragment 298 du “Gai savoir” de NIETZSCHE

Il va sans dire que la langue est un moyen d’expression de la pensée. La langue est l’ensemble des signes configurant la pensée. La langue permet l’existence de la pensée en l’extériorisant. La langue est le véhicule de la pensée, elle la porte, elle en est le support. Par conséquent, la pensée dépend de la langue (et généralement du langage). Il ne suffit pas de penser, encore faut-il avoir les outils d’expression de sa pensée. La langue est à la pensée ce que l’eau est au poisson : la pensée ne saurait exister en dehors de la langue. C’est cette dernière qui donne vie à la première en ce sens qu’elle la matérialise, l’actualise. En d’autres termes, une idée non-formulée n’est pas. Elle n’est pas pour autrui et encore moins pour soi-même : une pensée non-formulée est une pensée condamnée à l’oubli. Dit autrement, la langue sauve la pensée de l’oubli et partant la préserve, elle est en cela moyen de conservation de la pensée. Pour tout dire, la langue fixe la pensée et la pourvoit d’existence, elle la tire de l’ombre à la lumière.  Cela étant posé, il y a lieu de se demander si ce rapport de dépendance qui relie la pensée à la langue ne constitue pas une aliénation de la pensée, si la pensée ne devient pas de ce fait esclave de la langue. Le fragment 298 du Gai savoir de Friedrich NIETZSCHE permet d’apporter un éclairage sur cette question.

« Soupir. – J’ai saisi cette idée au vol et je me suis jeté sur les premiers mots mal venus pour la fixer, afin qu’elle ne m’échappe pas une fois encore. Et voici à présent que ces mots arides me l’ont tuée, et qu’elle pend et se balance en eux – et je ne comprends plus guère, en la considérant comme j’ai pu être si heureux en attrapant cet oiseau. »

Le fragment en question dont le titre est « Soupir » aurait pu être appelé « mots et pensée » ou encore « langue et pensée ». C’est titres suppléants ne sont pas moins pertinents. En fait, ils donnent une vision globale dudit fragment, ils le résument.  

Le paragraphe objet de lecture se compose de deux phrases complexes.   

Nous constatons dans la première phrase, « J’ai saisi cette idée au vol et je me suis jeté sur les premiers mots mal venus pour la fixer, afin qu’elle ne m’échappe pas une fois encore. », que l’idée ne dure pas dans le temps  comme le trahit la première proposition indépendante : « j’ai saisi cette idée au vol ». C’est dire que le philosophe happe l’idée en question au moment même où elle se donne à lui. Cela n’est pas sans tirer au clair un trait caractéristique de la pensée : elle est en mouvement. Toute nouvelle idée fonctionne dans un temps limité, sa durée est restreinte. En un mot, toute nouvelle idée est instantanée. Ainsi pour que ladite idée puisse perdurer et occuper longuement le temps, elle doit occuper l’espace. Pour ce faire, elle doit prendre forme, être exprimée par des mots.

Quant à la seconde proposition, elle met en évidence le moyen permettant de s’emparer de cette nouvelle idée avant qu’elle ne s’évapore : « je me suis jeté sur les premiers mots mal venus pour la fixer,», il s’agit bel et bien des « mots » et donc de la langue en général. Le philosophe se sert des « premiers mots » qui se présentent à son esprit pour cristalliser l’idée. Peut-être qu’ils ne seraient pas les bons mots pour dire cette nouvelle idée et ce du moment qu’ils sont « mal venus ». Tous les mots qui coïncident avec l’émergence de ladite idée feraient –semble-t-il- l’affaire. Tous les mots seraient bons pour suspendre le vol de l’idée en question comme l’indiquent le groupe prépositionnel « pour la fixer » et la proposition subordonnée de but : « afin qu’elle ne m’échappe pas une fois encore. » Ainsi, empêcher cette nouvelle idée d’ « échapper » au philosophe signifierait l’enchaîner, l’enfermer et conséquemment lui ôter la liberté et ce moyennant les mots, la langue. Celle-ci retient l’idée, la freine et arrête son mouvement. C’est-à-dire que la langue est instrument et lieu d’emprisonnement de l’idée.

La deuxième phrase composant le fragment en question en l’occurrence : « Et voici à présent que ces mots arides me l’ont tuée, et qu’elle pend et se balance en eux – et je ne comprends plus guère, en la considérant comme j’ai pu être si heureux en attrapant cet oiseau. » met en veilleuse le devenir d’une idée sous l’emprise de la langue. En effet, la langue « tue » l’idée en ce sens qu’elle la paralyse, la fige et finit par la transformer en une vérité immuable. Une pensée écrite, portée par les mots est une pensée morte car elle signifiera toujours la même chose. Les mots imposent un cran d’arrêt à l’évolution de l’idée, à son développement, à son épanouissement. Ils lui barrent la route. Grosso modo l’idée meurt du fait d’être dite, écrite. Les mots suspendent l’idée : « elle pend et se balance entre eux ». Autrement dit, la pensée formulée est prisonnière des mots. Ces derniers en stoppent la marche et l’empêchent d’exister en dehors de la langue.

Dans la dernière proposition : « et je ne comprends plus guère, en la considérant comme j’ai pu être si heureux en attrapant cet oiseau. »,  le philosophe semble même étonné du bonheur qu’il ressent  après avoir emprisonné son idée dans des mots. Le rapprochement de l’idée à l’oiseau n’est pas sans dire cette liberté caractérisant la nouvelle idée, celle qui vient de naître, celle qui est encore fraîche. Une liberté que le philosophe sacrifie sur l’autel de l’expression, de la formulation. Néanmoins, une idée qui se soumet aisément à la langue, qui se laisse facilement formuler par des mots serait à l’image de cet oiseau qui se fait prendre au piège par manque de force, par faiblesse.

En somme, le rapport de la langue à la pensée est marqué par le sceau de l’ambivalence : la langue fait exister la pensée et la voue en même temps à la finitude. Les idées naissent et meurent dans les mots.  

Lecture proposée par ELAMRAOUI Radouane

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