Explication du paragraphe 276 du “Gai savoir”

Situation et intérêt du texte :

C’est le seul livre qui porte un titre dans Le Gai Savoir : « Sanctus Januarius » ou le saint janus est un dieu romain, bifront[1], une tête tournant vers le passé, l’autre vers le futur, dieu des commencements et des fins. Il est  l’équivalent de Janvier, le premier mois de l’année où le retour sur le passé rejoint une anticipation sur l’avenir pour former des vœux. Alors quels vœux  le philosophe forme-t-il pour le nouvel an ?

Problématique :

Suffit-il de tourner le regard vers le beau pour  l’affirmer ?

Développement :

Nous avons appris dans la préface que Le Gai Savoir est écrit dans la langue du vent de dégel et qu’il est une victoire sur l’hiver. En effet, le philosophe file la métaphore de la déglaciation pour situer son éventuelle guérison dans le mois de janvier, le début de janvier, le premier mois de l’an ; et si le texte commence par  une parodie du cogito cartésien : «  Sum, ergo cogito : cogito, ergo sum. » (P.225), c’est pour faire de la vie l’ultime raison de la pensée, l’équivalence entre les deux entrées : «  la vie » et « la pensée » rejoint implicitement le titre de cet essai : Le Gai savoir, car le savoir et la pensée doivent être joyeux pour exprimer la vie.

Ce premier jour de l’année, comme tout un chacun, Nietzsche  voudrait être lucide avec lui-même, il voudrait  exprimer une fois pour toute la pensée qui lui tient à cœur, celle qui formera le fondement de sa vie : «  je veux apprendre toujours plus  à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l’un de ceux qui embellissent les choses : amor fati : que ce soit dorénavant mon amour ! » (P-p. 225-226),  une phrase fulgurante  qui renferme un oxymoron où la volonté et la contingence[2] deviennent une nécessité ou plutôt le philosophe fait de la nécessité, ce qui ne peut pas ne peut être, parce qu’il est, une volonté et un choix, car tout dépend du regard, tout dépend de l’interprétation que nous donnons aux choses et à la vie. Nous  ne cessons de surcharger la vie par un regard accusateur et négateur ou lieu de tourner le regard de la laideur pour l’affirmation du beau : «  que regarder ailleurs soit mon unique négation » l’italique ou la mise en valeur fait du regard négateur du laid, un regard affirmateur  du beau.

Pour conclure, Nietzsche affirme une fois pour toutes : « je veux même, en toute circonstance, n’être plus qu’un homme qui dit oui ! » (P.226) Cet hymne[3] à la vie ou amor fati stoïciens sont l’apogée  d’une vision euphorique de la vie dans son affirmation inconditionnelle de la joie d’exister dans sa fulgurance, dans sa puissance et dans son intensité extatique, frôlant  le nirvana. Et si les partisans de l’argument du bourreau trouvent dans le « oui » nietzschéen une exagération de cet amour inconditionnel, il n’est pas sans conséquence de rappeler que l’ivresse dionysiaque de l’existence passe par l’acceptation de l’épreuve et du malheur pour la réjouissance d’un prochain bonheur, car affirme Nietzsche : «  bonheur et malheur sont deux frères jumeaux qui grandissent ensemble ou, comme chez vous, – restent petits ensemble ! » (P. 276). Mais comment aimer le mal ? Rétorquent des esprits simples. Nietzsche, sensible au paradoxe du propos,  prolonge la réflexion dans les paragraphes 290,334 et 324. En effet, dans le paragraphe 290 « une chose est nécessaire », il affirme : «  donner du style à son caractère- un art grand et rare ! L’exercice celui qui embrasse du regard tout ce que sa nature offre de force et de faiblesse, et intègre ensuite tout ceci à un plan artistique jusqu’à  ce que chaque élément apparaisse comme art et comme raison, et que même la faiblesse enchante l’œil », autrement dit, seul le regard de l’artiste, qui sublime de la boue  pour en faire de l’or, est capable d’embrasser la laideur et la beauté d’un seul coup. De même, Nietzsche s’avère dans ce passage intégralement leibnizien : le diable est dans les détails, porter un regard global sur le cosmos pour se réjouir de sa perfection,  car quand vous zoomez le regard sur un petit détail, la gros plan de la vie est perdu. 

Conclusion :

En bref, un regard artistique et global sur le tragique de l’existence le sublime et en fait un monde digérable, car tout dépend de l’interprétation que nous donnons aux choses : «  car une chose est nécessaire : que l’homme parvienne à être content de lui-même- fût-il au moyen de telle ou telle poétisation et tel ou tel art » (§290)


[1] Qui a deux visages, deux fronts.

[2] Choses qui peuvent changer, qui n’ont pas une importance capitale. Syn. Eventualité. Ant. Nécessité. 

[3] Chant, poème lyrique exprimant la joie, l’enthousiasme et célébrant une personne ou une chose.

Explication réalisée par M. Cherki CHMITI

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