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Commentaire du deuxième paragraphe de la préface à seconde édition du Gai savoir de Friedrich NIETZSCHE

Le deuxième paragraphe de la préface en question s’ouvre sur une question qui met en lumière l’enjeu du Gai savoir. Lequel enjeu ne se réduit pas à la maladie suivie du semblant de guérison de NIETZSCHE, loin s’en faut, il s’agit, au-delà, de la simple personne  de ce dernier (le premier paragraphe de cette préface est principalement subjectif)  du rapport de la santé à la philosophie.

Le Gai Savoir de Friedrich Nietzsche - Editions Flammarion
Le Gai Savoir de Friedrich Nietzsche – Editions Flammarion

Afin d’éclairer ce rapport, le philosophe recourt, dans un premier lieu, à la figure du psychologue qui désigne ce que nous entendons actuellement par psychologue mais qui réfère aussi au somatologue (dont l’étude porte sur ce qui est physique, corporel). NIETZSCHE souligne, d’emblée, que le rapport entre santé et philosophie constitue l’une des rares  questions qui suscitent l’intérêt dudit psychologue, qui, une fois malade, il procède à une introspection en étudiant sa maladie de l’intérieur et ce afin de découvrir ce travail souterrain qui s’opère aux tréfonds du corps et de l’âme et qui débouche sur des idées, une réflexion, une philosophie… C’est dire que le psychologue cherche à comprendre les forces (pulsions, affects…) qui agissent, réagissent et interagissent de façon consciente ou inconsciente au sein du corps et qui sont à l’origine de l’élaboration d’une philosophie particulière en cela qu’elle concerne une personne en particulier comme le trahit le propos nietzschéen suivant : « On a en effet nécessairement, à supposer que l’on soit une personne, la philosophie de sa personne. » (P. 27)

NIETZSCHE établit, dans un deuxième lieu, une typologie de philosophes. Ainsi existe-t-il deux types de philosophes comme l’indique le propos nietzschéen suivant : « le premier a un besoin impérieux de sa philosophie, que ce soit comme soutien, soulagement, remède, délivrance, élévation, détachement de soi ; chez le second, elle n’est qu’un beau luxe, dans le meilleur des cas la volupté d’une reconnaissance triomphante qui doit finir par s’inscrire en majuscules cosmiques au ciel des concepts. » (P. 27). C’est dire, d’une part, que le philosophe par nécessité est celui dont la philosophie répond à un besoin fatal, elle est source de soulagement, de guérison, d’élévation et de l’autre, que le philosophe du superflu est celui dont la philosophie n’est qu’un luxe et s’il y recourt c’est juste pour se dire philosophe, se reconnaître comme tel, la philosophie est, pour lui, une fin en soi : il philosophe pour philosopher.

Le philosophe en question énonce, dans un troisième lieu, l’hypothèse suivante : « peut-être y a-t-il une majorité de penseurs malades dans l’histoire de la philosophie. » (P. 27). Laquelle hypothèse pose le rapport entre santé et philosophie comme possibilité qui reste à confirmer. Pour ce faire, NIETZSCHE fait appel encore une fois au « psychologue » qui, selon le philosophe, s’intéresse au devenir de la pensée générée par la maladie comme le souligne le propos suivant : « qu’adviendra-t-il de la pensée qui se trouve soumise à la pression de la maladie ? Voilà la question qui importe pour le psychologue. » (P. 27) Dans le but de tirer au clair, l’objet et  la finalité que piste la philosophie depuis toujours comme l’indique la phrase suivante : « On apprend […] à considérer d’un œil plus fin tout ce sur quoi on a philosophé jusqu’à présent. », ledit philosophe met en place une expérience en établissant un  parallèle entre un voyageur endormi et un philosophe malade. Bien que les deux soient absorbés respectivement par le sommeil et la maladie, une part de leur être échappe au sommeil et à la maladie. Il s’agit, en d’autres termes, de cette partie du corps qui veille à réveiller le voyageur endormi à une heure prédéterminée et à provoquer la guérison du philosophe malade. C’est dire, tout compte fait, que si la maladie est le point de départ de toute philosophie, la guérison en est le point d’arrivée. Le corps souffrant du penseur guide/oriente  l’esprit, à son insu, vers la guérison : toute réflexion de l’esprit ne se fait, somme toute, qu’à la recherche d’un remède comme le laisse entendre le propos nietzschéen suivant : « on sait désormais vers quoi le corps malade et son besoin poussent, tirent, attirent inconsciemment l’esprit – vers le soleil[1], le calme, la douceur, la patience, le remède, le soulagement à tous les sens de ces mots. »

Poursuivant encore la vérification de son hypothèse de départ, NIETZSCHE tourne les principes de la philosophie, de la morale, de la métaphysique, de la science et de la religion à son avantage en supposant que « toute philosophie qui place la paix plus haut que la guerre, toute éthique présentant une version négative du concept de bonheur, toute métaphysique et toute physique qui connaissent un finale, un état ultime de quelque sorte que ce soit, toute aspiration principalement esthétique ou religieuse à un en marge de, un au-delà de, un en-dehors de, un au-dessus de autorise à se demander si ce n’est pas la maladie qui a inspiré le philosophe. » (P. 28). Autrement dit, le fait que la philosophie (surtout le platonisme) et la religion (en l’occurrence le christianisme), pour ne citer qu’elles, font le distinguo entre un monde ici-bas où bonheur et vérité (celle-ci est reprise dans la citation nietzschéenne par les termes « finale, état ultime ») ne sont  pas et  un monde au-delà de celui visible, lieu du vrai, est révélateur de la pathologie du monde ici-bas : c’est parce que le monde visible va mal, parce qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans ce dernier que lesdites philosophie et religion situent le bonheur et la vérité ailleurs (respectivement dans le paradis et le monde des Idées). Cela étant, le philosophe en question est alors en droit de supposer que toute réflexion philosophique part du corps et surtout d’un corps souffrant.

Dans un quatrième lieu, NIETZSCHE, en se basant sur ce présupposé, propose, en dernière analyse,  deux définitions de la philosophie : « je me suis demandé si, somme toute, la philosophie jusqu’à aujourd’hui n’a pas été seulement une interprétation du corps et une mécompréhension du corps. » (P. 28). Ainsi, si la première définition s’applique à la conception nietzschéenne de la philosophie, la seconde, renvoie à la philosophie telle qu’elle a été pratiquée depuis PLATON, elle aussi aurait comme source/origine le corps sauf que les philosophes ne comprenaient pas les mécanismes par lesquels le corps génère la pensée du fait de leur mépris et de leur dévalorisation dudit corps. Étant dans l’incompréhension du corps, ils cachent les manques du corps derrière le voile/masque de « l’objectif, de l’idéel, du purement spirituel… », qui réfèrent successivement à la vérité, au conceptuel/ intellectuel et au religieux.

        Dans les dernières lignes du deuxième paragraphe de ladite préface, la proposition portant sur le rapport entre santé et philosophie, posée dans le corps du paragraphe en question sur le mode du doute (il faut rappeler que NIETZSCHE se veut le philosophe du soupçon) se trouve exprimée dans des termes marquant la certitude (ce qui constitue une contradiction : on se demande alors  comment un philosophe qui se définit comme philosophe du soupçon puisse placer son discours sous le signe de la certitude). Laquelle certitude est manifeste dans ce propos : « J’attends toujours qu’un médecin philosophe […] ait le courage de porter mon soupçon à son degré ultime et d’oser cette proposition : dans toute activité philosophique, il ne s’agissait absolument pas jusqu’à présent de « vérité », mais de quelque chose d’autre, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie… » (P. 29). Dit autrement, NIETZSCHE appelle de ses vœux un « médecin philosophe» qui confirmera la conclusion à laquelle il est parvenu et ce en poussant le doute nietzschéen à son terme qui n’est autre que la certitude. Laquelle apparaît davantage dans le ton péremptoire et catégorique sur lequel NIETZSCHE exprime sa proposition et qui se traduit par l’emploi du  totalisant « toute » dans « toute activité philosophique » qui étend la proposition de NIETZSCHE à toute la philosophie sans restriction aucune  et l’adverbe « absolument » qui renforce la négation de la « vérité » comme objet de la philosophie. En écartant la « vérité » du domaine philosophique, le philosophe précité la remplace par la « santé, la croissance, la puissance, la vie… » Pour tout dire, NIETZSCHE déconstruit le nihilisme platonicien, chrétien  et éthique qui œuvre pour nier la vie, celle du corps en imposant à l’Homme depuis des millénaires des valeurs et des idéaux pessimistes et négateurs de la vie. Ainsi, avec NIETZSCHE, une nouvelle ère philosophique, centrée sur de nouvelles valeurs plutôt affirmatrices de la vie (du corps, une vie qui revalorise les instincts, les pulsions et les affects), est inaugurée.   

Rapport du deuxième paragraphe de la préface au thème de l’année : « la force de vivre »

  • La philosophie est présentée dans ce deuxième paragraphe comme source de guérison, de soulagement et donc comme source de force de vivre en ce sens que le remède est ce qui rétablit la santé du philosophe malade et le ramène  à la vie en la prolongeant, en la maintenant. Ainsi la philosophie est-elle un besoin, une urgence comme le trahit le propos nietzschéen suivant :

« Le premier a un besoin impérieux de sa philosophie, que ce soit comme soutien, soulagement, remède, délivrance, élévation, détachement de soi.» (P. 27)


[1] Le soleil est à saisir ici comme symbole de  guérison : chaque fois que NIETZSCHE est terrassé par la maladie, il met le cap sur les endroits ensoleillés de l’Europe occidentale tels que le nord de l’Italie (Gêne, Turin…), le sud de la France ou encore la Suisse à la recherche de ce soleil porteur de guérison.

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